L'étymologie latine du mot doute illustre bien l'importance de l'idée de balancement : doute provient du terme latin dubitare qui signifie hésiter entre deux choses. En ce sens, nous pouvons donc désigner le doute comme un état d'incertitude dans le rapport de connaissance, par lequel l'homme ne parvient pas à décider à propos de la vérité ou de la fausseté d'une proposition, ou à propos du bien-fondé d'une action à accomplir. L'homme est donc dans le doute dès lors que, face à une alternative, il ne parvient pas à choisir, à trancher, à conclure.
La liberté d'esprit, elle, consiste à pouvoir ne pas tenir pour acquis ce que nous n'avons pas au préalable repensé, c'est-à-dire à être dans la capacité de tout penser, sans même tenir compte des vérités déjà toute faîtes. La difficulté n'étant pas tant de repenser que de se rendre compte que l'apparente évidence ne peut être qu'une construction comme une autre qui peut et doit peut-être même être repensée avant d'être admise.
En partant de l'idée selon laquelle une marque est un repère et un dispositif fait pour régler certains mouvements, comme c'est par exemple le cas dans de nombreuses pratiques sportives, se demander si le doute est la marque de la liberté d'esprit revient donc à se demander dans quelle mesure le doute régule, conditionne, et est un moyen de repérer la liberté d'esprit. Or, le doute semble pouvoir s'apparenter d'une part à une suspension et à une incapacité à trancher, marques d'une certaine prudence ou pondération, et d'autre part, semble correspondre à une attitude de défiance et de mise à distance.
Le doute permettrait donc à la fois d'atteindre une certaine pondération dans un jugement propice à la liberté d'esprit, et de rejeter et mettre à l'écart une proposition ou une idée, donc plus ou moins inhibiteur de toute liberté d'esprit. Ainsi, comment le doute peut-il à la fois être révélateur de l'incertitude universelle qui permettrait d'atteindre la plus totale liberté d'esprit, et détecteur d'évidence et donc restreindre la liberté d'esprit en limitant les possibilités de repenser quelque chose qui ne l'aurait pas été auparavant? Est-il alors seulement possible d'utiliser l'idée de « marque » pour qualifier le rapport qu'entretient le doute avec la liberté d'esprit ?
Ce qui conduit à se demander successivement comment le doute peut d'abord être une condition de la liberté d'esprit, avant de pouvoir examiner comment il peut au contraire la restreindre et même l'inhiber. Alors seulement, on pourra discuter à propos de la fonction que remplit le doute par rapport à la liberté d'esprit, et donc s'interroger sur la justesse de l'emploi de la notion de « marque » pour qualifier le rapport qu'entretient le doute avec la liberté d'esprit.
[...] Selon eux, ce serait même le dogmatisme qui nous agite dans la recherche de vérités inatteignables, alors que cette forme de doute, en mettant l'incertitude en évidence, construit paradoxalement un nouvel équilibre. En ce sens, l'incertitude permet le doute et donc un certain balancement dans notre jugement, signe de liberté d'esprit. Ce nouvel équilibre serait donc la marque de la liberté d'esprit dans la mesure où les pyrrhoniens n'établissent jamais de dogme et ne considèrent en aucun cas une idée comme une vérité. De ce fait, ils repensent indéfiniment les choses qui l'avaient déjà été au préalable. P. [...]
[...] Pour échapper à cet embarras sceptique, Hume propose la solution sceptique de ces doutes consistant à placer au fondement de ces inférences l'habitude, et non plus la raison. Dans le Traité de la nature humaine, cette mise en doute, proposée par Hume et dirigée contre le pouvoir fondateur de la raison, va même jusqu'à mettre en question la certitude que l'homme a de l'existence des corps qui l'entourent. Hume n'émet pas de doute sur leur existence mais examine les raisons qui nous poussent à croire en ces existences. Selon lui, ce ne sont pas les sens qui sont au fondement de cette croyance mais l'imagination. [...]
[...] En d'autres termes, le doute n'est-il pas finalement inhibiteur de toute liberté d'esprit ? Tout d'abord, douter de tout afin d'accéder à la plus grande liberté d'esprit peut avoir des effets pervers si l'on n'est pas rigoureusement fidèle à la démarche. Par exemple, selon les néo-académiciens, on ne pourrait accorder son assentiment à aucune représentation. Ce courant du scepticisme antique affirme ouvertement cette incapacité. Or, selon les Pyrrhoniens, cette version de la suspension de jugement reste elle-même dogmatique : les néo-académiciens ne peuvent prétendre qu'ils suspendent leur jugement sur tout, dès lors qu'ils établissent que les choses sont insaisissables. [...]
[...] Au contraire, pour atteindre une certitude, le doute devrait être radical, au point d'affecter la nature même du doute. Celui-ci ne devrait en effet plus consister en une suspension de jugement, mais devenir une exclusion pure et simple. Descartes veut donc utiliser le doute comme arme destructrice des opinions accumulées depuis l'enfance. Selon lui, les sens nous trompent quelquefois, mais à moins d'être fou, ils semblent néanmoins bien être une source d'évidence dont on ne peut raisonnablement douter. L'argument sceptique du rêve permet à Descartes de disqualifier toute perception sensible et d'établir que la certitude ne peut avoir d'autre noyau qu'intelligible. [...]
[...] En ce sens, le doute limite et restreint donc la liberté d'esprit. Par exemple, dans la religion, le doute de l'agnostique, contrairement au doute du fidèle, est la marque d'une certaine défiance et d'une mise à l'écart. L'agnostique se refuse à trancher et suspend alors son jugement sur un objet présupposé inconnaissable et inaccessible à l'être humain. Pour les fidèles, si le doute procède d'un quiétisme indifférent et paresseux, si, au lieu d'être un tourment, il n'est qu'un mauvais oreiller comme le fait remarquer Montaigne, le doute est non seulement condamnable mais intelligible. [...]
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