On attribue communément le qualificatif de beau à un objet tangible tel une œuvre d'art, un paysage, une personne... En effet, on admet généralement que le beau relève de qualités sensibles propres à un objet, puisque le beau est avant tout ce qui nous touche par l'intermédiaire des sens, ce qui provoque en nous une émotion. Or ici, il s'agit de réduire le champ d'application du qualificatif "beau" à "ce qui n'est pas» ; et cette réduction de l'extension du beau est particulièrement catégorique ("rien", "que ce qui"). La beauté ne pourrait plus concerner que la négativité, la non-existence. Il ne s'agit pas de poser la question de l'existence du beau, ni de sa définition, mais bien de comprendre pourquoi "ce qui n'est pas" serait le domaine exclusif du beau. Pour cela, il s'agit avant tout de déterminer ce que l'on entend par "ce qui n'est pas", ce que pourrait signifier le non-être.
Tout d'abord, on peut opposer l'être au néant. Pourtant il semble que par rapport à la formulation de Rousseau cette opposition ne soit pas pertinente. En effet, en disant "rien... que ce qui n'est pas", on présuppose un "ce" qui "n'est pas» ; autrement dit, la non-existence serait l'attribut d'une chose, d'un "ce". De plus, le terme de beau étant un ad-jectif, il a besoin d'un support auquel s'appliquer. Comment sinon qualifier le non-être de "beau" s'il n'était que la négation absolue de l'être, le néant ? Si l'on ne peut pas penser la notion de non-être comme néant, il s'agit de déterminer d'autres oppositions : un non-être qui pourrait encore être le support d'un adjectif. Si l'on considère que la notion d'être relève de l'idée d'actualisation et caractérise une existence de fait, le non-être est alors le potentiel, ce qui reste à l'état de virtualité tout en portant en lui la capacité d'être. Ainsi, l'idéal, le désir, l'imaginaire, le possible, le potentiel, le virtuel relèveraient d'une forme de non-être. D'autre part, si l'on considère que l'être renvoie à la notion d'identité, le non-être serait alors l'absence d'identité, ce qui n'aurait ni contours définis, ni caractéristiques stables, ce qui pourrait changer sans être modifié. Si l'identité s'atteint dans la stabilité, ce qui manque d'identité relèverait alors du mouvement (au sens mobiliste du terme). Ainsi, peut-on déterminer deux grands axes différents : le non-être comme virtualité et le non-être comme mouvement.
[...] Cela suffit pour un catalogue d'art, mais ce n'est pas satisfaisant pour caractériser pleinement ce qu'est l'œuvre. De même, un roman n'est pas un ensemble de pages, ni de caractères d'imprimerie . Ainsi, dire "c'est un tableau" n'a pas la même portée que de dire "c'est une chaise» ; dans le deuxième cas, le terme de "chaise" contient tout ce que l'objet est et renvoie tout de suite à son utilité, son concept général. Au contraire, le premier ne renvoie qu'au support matériel et au concept général de ce support ; ce n'est pas suffisant. [...]
[...] En quelque sorte on peut dire que la personne même de Mme Arnoux, son être charnel n'est que le support de la création imaginaire de Frédéric tout comme la matérialité de l'œuvre se distingue de la création réelle de l'artiste. "Ce qui n'est" pas peut être beau dans la mesure où il permet à celui qui le regarde d'y trouver sa place, d'y placer son désir. Selon Spinoza, pour que quelque chose nous touche, il faut qu'il ait du rapport avec nous. [...]
[...] La gratuité de la contemplation : le beau comme distance D'autre part, la notion du non-être comme ce qui reste non réalisé, porte en elle l'idée de contemplation. On observe une mise à distance de l'objet désiré pour le maintenir dans une inaccessibilité, condition de sa beauté. Ainsi, Frédéric se contente-t-il de contempler Mme Arnoux, de sentir en lui s'épanouir le désir de la posséder sans cependant le réaliser : la contemplation est un plaisir à distance, un plaisir de la distance, gratuit, sans aucune possession de fait. [...]
[...] Cette séduction de la fadeur, bien qu'inconsciente de la part du personnage de Bérénice, n'en est pas moins forte ni moins efficace. Par conséquent, on peut dire que l'absence d'existence pleine, autrement dit le non-être, est rendu capable, par ce déficit même, d'être plus présent que l'existence en tant que telle. La non actualisation d'une sensation la circonscrit à un entre-deux indéterminé, et la charge d'une force d'attraction beaucoup plus grande que ce dont serait capable une identité reconnue et finie ; et, par là même, elle impose sa présence avec beaucoup plus de force que l'être "plein". [...]
[...] Ainsi, Kant présente-t-il la beauté comme ce qui reste gratuit et contemplé, sans aucun désir de possession. Il l'oppose à l'agréable et à l'utile qui sont désirés pour une fin particulière. Ce qui compte dans la contemplation semble donc être le plaisir de ressentir le désir en soi, gratuitement, et, pour que ce désir soit gratuit, il faut bien que l'objet désiré demeure non réalisé, autrement dit qu'il ne soit pas. Une beauté statique Enfin, on peut dire que cette conception, selon laquelle seul ce qui n'est pas actualisé peut être beau, implique une beauté statique, distante et, somme toute, passablement froide. [...]
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