Sens vertu morale sensibilité sensation hiérarchie péché corps passions vice
Les porcs ne peuvent lever les yeux vers le ciel ; tout homme qui garde les yeux fixés au sol n'est qu'un pourceau. Car c'est trahir notre nature d'homme que de laisser la parole à ce que nous avons en nous de plus animal – notre sensibilité.
La faille logique qui détermine tout ce pan de l'idéal ascétique, c'est de prendre le tout pour la partie : comme si, parce que l'homme seul disposait d'une âme au sens noble du terme, il se réduisait à elle et n'était que pur esprit ; comme si la sensibilité ne faisait pas partie de notre nature au même titre que la raison, sous prétexte que les pourceaux aussi sont dotés des cinq sens.
« Veux-tu bien regarder le ciel, porc ! » (En attendant Godot, p. 51) Voilà, semble-t-il, l'injonction fondamentale de la morale. Pour la morale judéo-chrétienne – qui est-ce que l'on entend habituellement par la morale – une « vertu des sens » étonne ou prête à rire ; ce n'est qu'oxymore, paradoxe – « mauvaise foi », peut-être – car il est évident que les sens détournent du chemin de la vertu. La sensibilité n'est pas le péché lui-même, mais c'en est bien la racine – ou l'une des racines.
Quant à savoir lequel des différents sens pourrait bien être le plus vertueux, on pourrait répondre par cette boutade : « Le sens moral, évidemment ! » – ou bien le bon sens, le sens commun... Mais cette pétition de principe reviendrait à faire semblant d'ignorer que l'on parle bien ici des vertus de nos cinq sens – sens qui forment ensemble ce que nous appelons notre sensibilité. Et cela reviendrait à évacuer le problème, qui est celui de la conciliation de ces deux pôles apparemment si contradictoires que sont les sens d'un côté et la morale de l'autre.
Si l'on définit la vertu comme étant la disposition à bien agir, à agir moralement, on voit mal, a priori, comment les sens pourraient en être la source, comment ils pourraient guider l'homme vers le bien. « Sens vertueux » : n'est-ce là qu'un simple oxymore, comme il semble, est-ce une provocation, une boutade ? Ou peut-on effectivement trouver ne serait-ce qu'un « sens vertueux » dans la nature ?
[...] Les sens tiennent leur vice ou leur vertu de leur contenu sensible. C'est pourquoi l'Église ne les a jamais dénoncés comme tels, mais a seulement appelé ses ouailles à se méfier d'eux comme chemins vers le vice jamais comme le Vice lui-même. Et c'est pourquoi Descartes traite d'une façon neutre des passions : car elles le sont, en effet n'étant bonnes ou mauvaises non d'après leur forme de passion mais d'après leur contenu sensible, réel. Encore une fois, nous ne prétendons certainement pas dévoiler enfin, après deux mille ans de recherches infructueuses, le véritable fondement de la morale. [...]
[...] La nuit étoilée est-elle plus ou moins vertueuse que l'odeur d'une femme qu'on aime ? Ces questions n'ont aucun sens ; avec elles, on quitte la philosophie pour entrer dans la (mauvaise) poésie. Laissons plutôt parler Montaigne : Les médecins pourraient (ce crois-je) tirer des odeurs, plus d'usage qu'ils ne font : car j'ai souvent aperçu qu'elles me changent, et agissent en mes esprits. ( ) Qui me fait approuver ce qu'on dit, que l'invention des encens et parfums aux Églises, si ancienne et espandue en toutes nations et religions, regarde à cela, de nous resjouir, esveiller et purifier le sens, pour nous rendre plus propres à la contemplation. [...]
[...] Mais naturellement, cela n'a pas beaucoup de sens d'entendre le mot vertueux dans ce sens (extrêmement) affaibli. Cette apparente aporie quant à la vertu (ou au vice) des sens tient à une évidence que nous n'avons pas encore pris le temps de remarquer : l'oreille, le nez, la langue, la main, et l'œil ne sont rien d'autre en fait que des intermédiaires entre le monde et nous (si nous tenons à nous définir comme esprit La sensibilité est ce qui, en nous, absorbe le monde et le restitue à notre esprit. [...]
[...] Si l'on reconnaît, avec Descartes, que les sens en général et les passions en particulier sont de simples indifférents, on invalide en même temps la vision judéo-chrétienne de la sensibilité comme chemin de roses conduisant tout droit au vice (que la morale religieuse oppose souvent à l'austère chemin de la vertu, fait de souffrance et de renoncements). Si la morale religieuse a tort de considérer les sens comme l'un des atouts du Diable, pourquoi n'aurait-elle pas complètement tort ? Pourquoi les sens, loin de composer l'humus du plus court chemin vers le vice, ne seraient-ils pas tout simplement le meilleur moyen de faire œuvre de bien ? En somme, pourquoi les sens ne seraient-ils pas vertueux ? La bonne action involontaire, fille du hasard, n'a rien de moral. [...]
[...] Au fond, il n'est pas convenable que l'homme ait des sens, qu'il règle sa conduite sur eux (c'est-à-dire sur les sensations de plaisir et de peine, sur l'émotion, sur les passions). Les sens, en nous ancrant dans le sensible, nous éloignent de l'intelligible, où l'homme se réalise enfin en tant qu'homme soit qu'il accède au Vrai et au Bien (Platon), soit que par sa participation au monde intelligible il soit membre du règne des fins et trouve ainsi le fondement de son autonomie morale (Kant). On le sait, on le voit : la morale n'aime guère le corps du moins cette morale qui se prend pour toute la morale. [...]
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