Dans 1984, G. Orwell décrit la société totalitaire comme celle où le temps est aboli, où il s'agit de contrôler le passé pour mieux contrôler le présent et l'avenir. L'occultation du passé est organisée systématiquement par des machines appropriées capables de créer des « trous de mémoire » et de « vaporiser » les évènements. L'une des premières tâches du combat antitotalitaire consiste alors à conserver, remémorer, transmettre le souvenir du passé : la mémoire est un devoir. Pour Orwell, ce devoir est à la fois un devoir d'humanité dans le sens où priver l'homme de son passé c'est aussi lui retirer son identité, et un devoir politique dans le sens où le travail d'occultation sert le totalitarisme. La négation de l'humanité concomitante de l'affirmation du totalitarisme décrite par Orwell, les régimes nazi et stalinien l'ont réalisée. En réaction, aujourd'hui plus que jamais, les mémoires se réveillent et sont sommées de parler. En retour, les générations présentes se doivent de les écouter. En témoigne tout le travail accompli par les victimes, les historiens mais aussi les autorités publiques et les citoyens sur la Shoah. Plus récemment, la reconnaissance du génocide arménien et des tortures perpétrées pendant la guerre d'Algérie répond au besoin de faire la lumière sur le passé douloureux à la fois pour mieux l'accepter et pour en tirer des leçons.
Pour que le souvenir soit transmis et célébré, encore faut-il admettre que la société se construit autour d'une mémoire collective. L'investissement de l'espace public par le concept de mémoire est un phénomène récent. Jusque là le terme de mémoire restait confiné dans des usages spécialisés, en psychologie notamment. Paul Ricoeur résume cet usage de la mémoire comme l'exercice de la « mienneté ». Aujourd'hui, parler du « devoir de mémoire » revient à reconnaître la double dimension privée et publique de la mémoire. A la remémoration, processus proprement individuel, s'ajoute la commémoration, inscrite dans l'espace public. Une question se pose alors : pourquoi se souvenir ensemble ? Sur quels fondements et dans quels buts ?
Depuis le milieu des années 70, on assiste à une valorisation exponentielle de la mémoire, devenue un des vecteurs essentiels de la cohésion nationale. Non seulement on la cultive et on exalte ses vertus, mais on l'érige en impératif catégorique. Autour du « devoir de mémoire », absolu, universel et imprescriptible, un nouveau culte se constitue : le culte mémoriel. Le devoir de mémoire consiste alors à recouvrer le passé, à le vivifier par différentes célébrations pour le sauvegarder. Le passé est actualisé pour être mieux contempler. Ce type de rapport au passé permet de partager des valeurs communes et de leur rendre hommage à travers ce que Pierre Nora appelle les « lieux de mémoire », au sens propre ou figuré. Mais le devoir de mémoire comme fidélité au passé est aussi soumis à tous les « abus de mémoire », selon l'expression de T. Todorov. L'instrumentalisation du devoir de mémoire revêt alors différentes formes : la manipulation politique, la tentation passéiste, la méthode inquisitoriale. Le devoir de mémoire ne se réduit pas à la commémoration du passé et prend au contraire toute sa signification quand il s'exerce à l'égard des générations présentes et futures. Il s'agit non plus de fidélité au passé mais de critique à l'égard du présent, que ce soit grâce à la transmission d'une expérience de l'ordre de l'émotionnel ou grâce à la transmission d'un savoir de l'ordre du rationnel.
Le devoir de mémoire renvoie à deux types de rapport au passé, complémentaires et non contradictoires : il est un mode de commémoration (I) mais agit aussi comme moteur de l'action et guide de compréhension pour les nouvelles générations (II).
[...] Cette forme du devoir de mémoire est essentiellement passive, elle est un mode de contemplation. Indéniablement, le devoir de mémoire est bien un outil du lien social, au risque d'une complaisance dans la mythification du passé, au gré des différentes utilisations qui en sont faites. Lorsqu'il est vécu sur un mode plus actif, le devoir de mémoire s'exerce aussi à l'égard des générations présentes et futures. Il est alors un guide pour l'action dans l'Histoire et de compréhension de l'Histoire. [...]
[...] Le devoir de mémoire comme guide d'action et de comprensión A. Tirer les leçons du passé 1. Le devoir de mémoire comme travail de reconnaissance et d'acceptation du passé Le devoir de mémoire consiste en la transmission d'une expérience contre toute occultation des traumatismes de l'Histoire. Ainsi la question du devoir de mémoire a pris toute sa signification avec la multiplication des témoignages des victimes de la Shoah. Les souvenirs collectifs ne sont pas que des souvenirs exaltant des valeurs faisant figure de modèle. [...]
[...] On assiste à une véritable politique de la mémoire c'est à dire à la gestion publique du passé et à la contribution volontariste de l'Etat à la formation d'un imaginaire du passé. Ex : multiplication des musées, notamment sur le thème de la résistance. Plus généralement, le devoir de mémoire se popularise et trouve de nouveaux supports. Ex : documentaires historiques, chaînes spécialisées en Histoire qui, au-delà, de la simple information, répondent à ce que l'on pourrait appeler une quête identitaire un besoin d'enracinement. B. [...]
[...] Le devoir de mémoire ne cède-t-il pas à la tentation passéiste ? Que peut signifier le chant de la Marseillaise pour des populations ne se retrouvant plus dans les images du passé, notamment guerrières, que cet hymne véhicule ? Le devoir de mémoire est-il toujours efficient quand les instruments qu'il utilise semblent obsolètes ? 2. Le devoir de mémoire comme procès de l'histoire Le devoir de mémoire peut nourrir le sentiment de vengeance. Il renvoie alors à un discours inquisitorial et à une représentation de l'Histoire de plus en plus judiciaire. [...]
[...] L'instrumentalisation du devoir de mémoire 1. Le devoir de mémoire comme outil politique Se souvenir ensemble suppose de s'accorder sur des moments fondateurs porteurs d'une conception partagée de la Nation. Si la mémoire est partagée, elle n'est pas pour autant objective, elle renvoie à des expériences et émotions. C'est en ce sens que le devoir de mémoire se prête aisément à l'idéologisation, la récupération et à la manipulation du mémoriel. Une conception républicaine et démocratique de la Nation fait de la déclaration de 1789 et de Marianne les symboles de l'identité française. [...]
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