« De l'or! De l'or jaune, étincelant, précieux! Non, dieux du ciel, je ne suis pas un soupirant frivole...Ce peu d'or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l'injuste, noble l'infâme, jeune le vieux, vaillant le lâche...[...] Allons, métal maudit, putain commune à toute l'humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations... » écrit Shakespeare dans Timon d'Athènes. L'or est dans ce texte la monnaie à la fois vénérée et détestée, une monnaie qui permet de tout échanger, de tout transformer, tant les choses matérielles que les qualités immatérielles. S'agissant des choses matérielles que l'on peut posséder ou au contraire chercher à s'approprier, les "biens", n'est-il ainsi rien qui ne puisse être monnayé? Peut-on acheter tous les biens possédés par autrui ou existe-t-il des biens qui ne sauraient être échangés, des biens que l'on pourrait qualifier de "non marchands"? Un tel questionnement semble soulever une question majeure, à laquelle on s'attachera à répondre, celle de la spécificité de l'être humain et de son corps. Dans cette perspective, il ne s'agira pas d'évaluer la qualité marchande ou non des actes réalisés par le corps de l'être humain en tant qu'ils sont actes et non biens, bien que les questions de prostitution ou d'enfants contorsionnistes par exemple semblent à première vue se prêter au sujet et présenter un intérêt certain. Il ne s'agira pas non plus d'évaluer l'éventuelle qualité marchande de sentiments, car bien qu'ils appartiennent à une personne, ils ne peuvent être définis en tant que biens, c'est-à-dire en tant que chose qu'elle possèderait et pourrait céder ou transmettre.
[...] A priori donc, les biens non marchands n'existent pas en cela que l'argent est un outil permettant de tout monnayer et que leur existence constitue un obstacle à la volonté et la liberté individuelle, pouvant parfois conduire à des injustices et pouvant mettre en péril l'existence de sociétés dites de "marché" nées d'un ordre spontané Cependant, il semble nécessaire de s'interroger sur la réelle possibilité de nommer un tel ordre une "société". Si les échanges sont fondateurs de la vie sociale, le principe de lien social semble inhérent à la définition de ce qu'est une société et sans qu'une hiérarchie ne puisse être établie entre liberté d'échange fondatrice et aspect fondamental du lien social, l'on peut dire que tous deux sont nécessaires à la formation d'une société et doivent se porter garants l'un de l'autre. En ce sens, l'existence de biens non marchands devient un pont entre ces deux éléments. [...]
[...] Il paraît ainsi à première vue impossible d'affirmer l'existence de biens non marchands. Dans un tel contexte, c'est-à-dire si l'on considère qu'il existe un moyen facilitant les échanges et qui les rende tous possibles, l'existence de biens non marchands paraît d'autant plus improbable qu'elle constituerait un obstacle à la volonté individuelle pouvant éventuellement conduire à une injustice. L'échange peut en effet apparaître comme un double échange : l'échange de biens à proprement parler et l'échange préalable de volontés des individus y participant. [...]
[...] La contradiction apparente peut cependant être levée bien qu'elle ne change rien à la spécificité de ce bien : on pourrait en effet dire que le bien qu'est le corps humain est travaillé par l'être humain dans le cas d'un jeune homme pratiquant une activé physique intensive en vue de paraître plus séduisant. L'on perçoit ainsi que si le jeune homme voulait ensuite vendre son corps et que quelqu'un voulait l'acheter pour son utilité, le corps humain possèderait une valeur d'usage ainsi qu'une valeur d'échange, en dépit de l'improbabilité d'une telle concordance de volontés. La théorie de la valeur permet donc de définir ce qui fait la spécificité du corps humain en tant que bien mais pas d'expliquer réellement en quoi il est non marchand. [...]
[...] Le sujet moral ne peut acheter le corps d'un autre sujet moral, et ce d'autant plus que l'on peut considérer que s'effectue dans l'échange l'apprentissage moral. Ainsi, dans une tout autre perspective, et s'inscrivant au sein d'une doctrine philosophique radicalement différente de la doctrine kantienne, Nietzche explique cette idée d'échange comme lieu de l'apprentissage moral. En effet, au cours des relations d'échange, l'homme apprend le devoir envers autrui puisqu'il doit fournir en temps voulu et comme convenu un bien en échange d'une certaine somme. [...]
[...] Il semble tout d'abord que l'argent soit un outil puissant qui permette que tout échange de biens ait lieu. En conséquence, si tout peut être monnayé, l'existence de biens non marchands est improbable et constitue de plus une entrave à la volonté ainsi qu'à la liberté individuelle. Cet obstacle pourrait même mettre en péril les sociétés dites de "libre-échange", et notamment celles qui ne font société que par les échanges. En effet, l'échange de tout bien est a priori possible. [...]
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