« Cela saute aux yeux», « ça crève les yeux» affirme-t-on communément pour assurer la vérité de nos propos. Dans ces expressions, nous affirmons une certitude, une évidence qui « saute aux yeux », qui se constate et qui se manifeste à nos sens. Remettre en cause cette
évidence, c'est être soupçonné soit de mauvaise foi, de ne pas vouloir admettre ce qui est par lui-même évident, soit de folie. Bref, il semble impossible de pouvoir nier que ce qui saute aux yeux est vrai. Pourtant, cela ne va pas de soi.
Lorsque l'on affirme, « je ne crois que ce que je vois», on indique que l'on s'en tient à ce qui nous apparait. Or, c'est encore le sens commun qui
le dit, les apparences sont trompeuses : le soleil m'apparait grosse comme une pièce de monnaie, le bâton plongé dans l'eau paraît brisé... Autant d'exemples qui montre que ce que nous voyons, ce qui nous apparaît d'une manière immédiate ne peut être admis sans examen.
On se retrouve donc face à un paradoxe : notre vue semble nous donner un accès direct à la réalité et pourtant de nombreux exemples nous montrent que le chemin vers la vérité exige que nous dépassions les apparences. Peut encore affirmer que ce qui est vrai, c'est ce qui saute aux yeux ?
[...] Ce fier à ce qui saute aux yeux sans prise de distance critique, revient donc à se fier aux apparences. De cette attitude, aucune connaissance, aucune vérité ne peut sortir. C'est la leçon de Platon dans La République et le mythe de la caverne au livre VII. Des prisonniers enchainés depuis l'enfance dans une caverne ont pour seule réalité un spectacle d'ombres projetées sur les parois. De multiples choses apparaissent, leur sautent aux yeux, mais, connaissent-ils vraiment ces choses qui ils sont réduits à être le spectateur d'ombres projetées donc fabriquées, manipulées S'en tenir à ce qui saute aux yeux pour atteindre le vrai, c'est être dans cette attitude. [...]
[...] En rester à ce qui saute aux yeux, c'est donc croire à la vérité du sensible. Mais cette croyance doit être interrogée car elle ne repose sur aucun fondement. D'ailleurs, l'expression prêtée, à Saint Thomas je ne crois que ce que je vois révèle cette ambiguïté. Il s'agit bien d'une croyance, donc d'un acte de l'esprit qui se fie à ce qu'il peut observer sans pour autant en être absolument certain. Et sans certitude, on peut se demander comment atteindre le vrai. [...]
[...] L'observation à laquelle il donne lieu est toujours précédée d'une hypothèse qui permet de définir le fait, ses conditions expérimentales d'observation en fonction de la théorie scientifique qu'il s'agit de tester. Ce qui saute aux yeux ne se donne jamais comme tel, comme une révélation. Observer, c'est toujours construire rationnellement avant de s'en remettre au sensible. Le vrai ne saute aux yeux que la raison prend les devants de l'expérience et la soumet à un questionnement. Toute expérience doit donc faire l'objet d'une interprétation afin d'atteindre le vrai. Le vrai ne saute donc pas aux yeux puisqu'à elle seule l'expérience sensible est muette. [...]
[...] Par cette expression, il désigne des obstacles propres à notre pensée et à sa fonctionnement. Nous avons des habitudes, des schémas, des images qui nous permettent de comprendre les choses dans ce qu'elles ont de plus quotidien mais qui sont inadaptés à la recherche du vrai, à l'examen scientifique. C'est pourquoi, pour Bachelard, il faut une catharsis intellectuelle et affective de l'esprit écrit-il dans La formation de l'esprit scientifique. Se fier à ce qui saute aux yeux fait partie des attitudes que cette catharsis doit éliminer. [...]
[...] Il s'agit que le sujet soit déficient pour que ce qui lui saute aux yeux ne soit pas le vrai mais une hallucination. Il s'agit donc de retourner le sens commun qui ne croit que ce qu'il voit en montrant que rien ne peut justifier absolument cette croyance, même pour les objets sensibles qui nous semblent les plus proches comme notre corps. Ce qui saute aux yeux peut être un rêve ou un effet de la folie brève, une illusion généralisée. [...]
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