Philosophie, dissertation, utile, art, science, technique, utilité
« A quoi sert l'utilité ? », se demande Lessing ; loin d'être une stérile tautologie, la question met en lumière la difficulté pour le concept d'utile de se définir par lui-même. C'est qu'il n'y a que d'utile à quelqu'un en vue de quelque chose ! Le terme se dit ainsi d'une chose prise comme moyen en vue d'une fin, semble-t-il ; il émane du jugement d'une intelligence qui a mis au jour puis parcouru à rebours une chaîne causale, et jugé l'objet en question pertinent en tant que médiation. Mais ces réflexions préliminaires se heurtent bien vite à la réalité actuelle : de fait, force est de constater que l'utile est aujourd'hui perçu comme une fin en soi. Intimement lié à l'un de nos thèmes d'étude, la technique, il gouverne de manière despotique nos préoccupations quotidiennes. Les « révolutions industrielles » des XIXè et XXè siècles ont en effet ouvert la voie aux mythes des sociétés d'abondance, pour lesquelles les constants progrès techniques ne servent plus la survie de l'espèce mais le confort du particulier. Voulue pour elle-même, la technique s'est ainsi progressivement émancipée de nos deux autres thèmes de réflexion - l'art et la science ; en d'autres termes, l'utile s'est affranchi du souci du beau et de la connaissance. Cette autonomie moderne du concept ne nous aide en rien dans notre essaie de définition ; tout au contraire, la poursuite effrénée et aveugle d'un moyen se présente comme un non-sens logique. L'erreur é&tant plus que communément répandue, nous pouvons juger si les conséquences vont être funestes pour qui cherche à penser ses actes, à leur conférer un sens ; ainsi, notre réflexion aura l'apparence d'un diagnostic de la pensée moderne. Or il ne s'agit pas de fournir une critique stérile, mais bien de redonner du sens à un concept qui en est dépourvu, et ceci à l'aune de la situation contemporaine. A cet égard, ne pourrions-nous pas penser que la modernité ayant fait d'une caractéristique relative une « finalité sans fin » (en ayant abstrait l'utile de la chaîne causale qui le légitimait), nous sommes forcés de conférer à celui-ci une portée ontologique afin d'éviter l'effet destructeur du non-sens ? Nous observerons tout d'abord l'affranchissement progressif du concept d'utile, notamment des activités artistiques et scientifiques. Cela nous mènera à dresser une véritable pathologie moderne d'une finalité sans fin, c'est-à-dire les conséquences de l'impossible définition de l'utile aujourd'hui. Il faudra donc enfin s'efforcer de remédier à l'indépendance absolue de cette valeur vide, en subordonnant cette dernière à l'activité contemplative.
[...] « A quoi sert l'utilité ? » doit ainsi être remplacé par « cela est-il utile pour nous rendre meilleurs, c'est-à-dire plus humains ? » ; de cette manière, nous redonnons un sens à l'utile, mais cela passe par le fait de la subordonner à nouveau à une fin, de lui rendre son statut de moyen. En somme, la technique se doit de servir un but ontologique ; en imposant une exigence de sens, nous la réconcilions avec l'art et la science, comme nous l'avons vu. [...]
[...] L'utile en tant qu'artefact utilisé quotidiennement ne doit en effet pas nous dispenser de penser ; si nous gagnons tant de temps sur les labeurs les plus primordiaux chaque jour, pourquoi ne pas l'employer à donner un sens aux choses – à prendre son temps, précisément ? Ce serait un premier remède à la vacuité engendrée par la poursuite à l'infini de l'utile. Au fond, il faut donc retrouver l'émotion ; c'est qu'à force de déléguer à des machines, l'homme ne se retrouve plus dans les actes les plus simples de l'existence. [...]
[...] L'utile pris comme fin fait passer l'ensemble des choses dans la sphère du moyen – tout est bon à utiliser. C'est l'apogée d'une conception mathématisée du réel ; si l'homme n'a plus à craindre pour sa survie grâce à la technique, c'est au prix d'une vision étroite et froide du monde. Il vit peut-être dans un confort inimaginable il y a encore à peine un siècle ; toutefois il est devenu incapable d'entendre la musique de l'existence. Tout ceci nous mène ainsi à considérer que la poursuite de l'utile, en aliénant l'homme, l'enchaîne de fers insidieux : plus que jamais il est esclave, mais il l'est à cause de ce qui lui a servi à se libérer de la précarité de l'existence Chercher l'utilité des choses, c'est les faire correspondre à un besoin ; or avec la modernité, ce dernier est de mois en moins vital : matériellement parlant, on vit chaque jour mieux – du moins c'est le cas dans les pays dits développés. [...]
[...] » qu'a soulignée Lessing. Il s'agirait de trouver une fin interne à l'utile pour légitimer sa promotion au statut de but ; or il n'a pas perdu pour autant son aspect transitif Le vrai problème est que cette promotion s'est accompagnée d'un affranchissement vis-à-vis du souci du beau et de la connaissance, qui bridait la technique autant qu'il la légitimait. Bref, des frontières s'étant peu à peu constituées, le problème de l'utile est résolument moderne. Observons tout d'abord comment la relation de l'art à la technique s'est renversée la première. [...]
[...] C'est cette folie de la maîtrise qui fonde l'utile comme fin, et est entretenue par lui. En effet c'est bien elle qui rend insoluble la question du pourquoi : le toujours plus et toujours mieux n'est dirigé vers aucun but précis – la volonté de maîtrise aboutit, autrement dit, à une volonté de rien. La profusion de media techniques sous-tendus par aucune fin n'offre que de l'inutile ou de l'inutilisable C'est ce renversement dialectique que souligne Valéry dans « Le problème des musées » (Pièces sur l'art) : il y parle de « l'accumulation d'un capital excessif et donc inutilisable ». [...]
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