Par définition, le travail est, notamment, l'activité par laquelle l'homme modifie les processus naturels pour en tirer profit. Dans ces conditions, il paraît paradoxal de dire que "ce que l'homme accomplit par son travail peut se retourner contre lui". Si c'était le cas, ne suffirait-il pas à l'homme de cesser de travailler, ou de modifier la direction de son travail pour le remettre à son service ? C'est ce qu'indique le bon sens, mais nous savons bien que les choses ne sont pas si simples, et les mythes de l'apprenti sorcier ou de la créature de Frankenstein sont là pour nous le rappeler : le monde humain, le monde de la culture, pour être produit par l'homme, n'en est pas moins susceptible de le mettre en danger. Il suffit de penser à une expression comme "se tuer au travail", ou aux dangers du nucléaire ou du réchauffement de la planète pour s'en convaincre (...)
[...] L'illustration la plus classique en est l'homme du travail à la chaine, devenu lui-même une machine parmi les machines. Arendt (qui est par ailleurs critique de Marx sur d'autres points) caractérise ainsi la différence entre le rapport de l'homme à l'outil et le rapport de l'homme à la machine : pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. L'outil le plus raffiné reste au service de la main qu'il ne peut ni guider, ni remplacer. [...]
[...] O n voit donc bien que, malgré le paradoxe apparent que cela représente, le produit du travail est susceptible de se retourner contre l'homme. On peut se demander toutefois s'il y a une issue à ce processus. Nous en envisagerons trois sortes : la première consisterait à essayer de se soustraire au travail. Cela peut se faire sous diverses modalités, plus ou moins confortables matériellement, selon la situation dont on part. On trouve alors tout un éventail de personnalités, qui vont du mendiant militant au dilettante millionnaire, en passant par le rmiste volontaire et le fils de famille entretenu par ses parents Quoique dans des situations très différentes, tous peuvent être liés par une volonté d'échapper au monde du travail, quitte à affronter la réprobation sociale. [...]
[...] Cette activité de transformation de la nature, par son ampleur, met sans doute l'homme à part des autres animaux, eux-mêmes soumis à cet ordre nouveau créé par l'homme. Rien ne dit toutefois qu'une telle tendance à transformer la nature ait été un programme inné en l'homme. Rousseau a insisté par exemple, dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes sur le fait qu'il ne fallait pas prêter à l'homme de la nature les traits de l'homme social. [...]
[...] A propos de la division du travail, on peut opposer à l'analyse de Durkheim celle de Marx sur l'aliénation. Non pas tant pour donner raison à l'un contre l'autre que pour faire apparaître l'ambivalence de l'objet. Dans la suite du texte déjà cité, Marx dit la chose suivante : plus l'ouvrier se dépense au travail, plus le monde étranger, objectif, qu'il crée en face de lui devient puissant, plus il s'appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. [...]
[...] Tous ces exemples nécessitent néanmoins une analyse un peu plus fouillée des conditions de la production. Car les dangers de l'objet peuvent avoir leur cause en aval de celui-ci (dans les usages imprévus par le producteur), mais aussi en amont : notamment dans la division du travail et les phénomènes de concentration, qui rendent ici les choses d'autant plus incertaines et permettent une perte quasi-complète du sens de l'objet. Dans l'affaire de la vache folle ce n'est pas un dysfonctionnement du système qui amène l'objet produit (la viande) à devenir dangereux, mais au contraire son fonctionnement normale : c'est la volonté, légitime dans un contexte de concurrence, de produire de la nourriture pour animaux aux plus bas prix, qui entraîne finalement l'empoisonnement des consommateurs, au terme d'une chaîne de production impliquant à la fois les distributeurs, les éleveurs, les producteurs de farines animales, sans que l'on puisse attribuer à aucun des acteurs une volonté consciente d'empoisonner ses concitoyens. [...]
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