«Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front !» Ainsi, dans la Genèse, Dieu annonce à Adam sa nouvelle destinée hors du paradis. Le paradis : terre d'abondance où, dans l'innocence, tous les besoins sont comblés avant même de pouvoir s'exprimer. Le paradis : image de la parfaite cohérence, de l'adéquation totale du désir et du monde. Parce qu'il a goûté à l'arbre de la connaissance qui le sépare à jamais de l'animalité, de cette heureuse adéquation de soi à la nature – parce que maintenant l'homme se connaît, qu'il n'est plus un avec la nature et sa propre nature - parce que l'homme a perdu l'innocence de l'animal, Dieu le punit. Et cette punition, qui scelle la naissance mythique de l'humain, s'exprime par la condamnation de l'homme au travail : contrairement à l'animal qui jouit immédiatement des fruits de la nature, toi, homme, «tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ! »
Ainsi le travail apparaît-il comme une malédiction inhérente à la nature de l'homme. Nous, hommes, serions, en vertu de notre essence, condamnés au travail – à la dure nécessité de produire et de reproduire par nous-mêmes nos conditions d'existence. Aussi comprenons-nous la sourde plainte qui du fond des âges monte et espère en une fin des temps, temps de la séparation, temps de l'effort et de la souffrance, temps de la servitude, temps du travail. Mais une telle sortie du règne de la nature, n'est-elle que chute et perte ? Le travail qui fait la peine de l'homme ne fait-il pas aussi sa fierté ? Ne s'enorgueillit-il pas de cette différence qui le distingue de toutes les créatures de la Terre, de ce caractère propre qui semble le condamner à une vie conquérante ? De synonyme de chute et de malédiction, le travail prend ici les couleurs de la conquête libératrice et créatrice.
« Le travail est-il, donc, en soi, une servitude » pour l'homme ou bien peut-il être conçu, et à quelles conditions, comme l'instrument de sa liberté ? On conçoit qu'à répondre à une telle question, les enjeux ne sont pas minces, engageant le choix même de la vie de chacun (Métier ou non - et quel métier? Quelle part de loisir - et quel loisir ? Travail ou non – tout travail n'étant pas un métier – et quel travail ?) ainsi que les options politiques qui guident nos actions collectives (Quelle société - et avec quel travail – devons-nous vouloir?). Quelle est donc la nature du travail pour apparaître sous le visage d'une telle dualité?
[...] Or le travail est précisément un tel processus où, dans la confrontation à l'extériorité résistante des choses, nous apprenons à forger nos propres puissances. C'est pourquoi sans travail, la liberté ne peut qu'être une liberté impuissante et imaginaire, une liberté sans corps. Tel est le travail de l'artiste, toujours plus puissant, plus riche, plus vivant. Une telle perspective ouvre l'horizon politique d'une société humaine d'individus libres et créateurs, communiant autour de leurs œuvres communes. Mais c'est là, on s'en doute, une utopie c'est-à-dire tant un idéal qu'une boussole servant de juge et de guide pour l'action. [...]
[...] Parce que sans travail, notre liberté est vide, simple velléité j'aimerais bien simple mouvement de l'imagination le travail ne transforme pas seulement les choses mais il nous transforme nous-mêmes, nous permettant au sens propre de nous réaliser c'est-à-dire de rendre effective (réelle) notre liberté et, dans le miroir de la nature transformée, d'accomplir et de connaître la forme unique de notre individualité. Un texte de Karl Marx, dessinant la forme idéale du travail humain, permet de saisir ce dernier point. [...]
[...] Comment un tel rapport de l'homme à son travail est-il possible? Le travail met en forme la vie et la pensée des hommes La façon dont les hommes produisent leurs moyens d'existence dépend d'abord de la nature des moyens d'existence déjà donnés et qu'il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence physique des individus. Il représente plutôt déjà un mode déterminé de l'activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. [...]
[...] Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté (Le Capital (1867)). Or, pour pouvoir se représenter idéalement le produit de son travail avant de l'effectuer, il faut pouvoir se séparer de la nature par la pensée, ne plus faire un avec elle, mais faire deux C'est un tel caractère double qui permet à l'homme, par son travail, de mettre à distance l'ordre spontané et immédiat du désir qui voudrait tout, tout de suite pour déterminer sa propre action d'après une loi pensée qui instaure l'ordre humain du projet. [...]
[...] Le travail réunit dans la communion les individualités libres) Mais le travail n'établit pas seulement un rapport à moi-même et à la nature. Penser cela c'est faire abstraction du fait que nous nous trouvons toujours en rapport avec d'autres hommes, plongés avec eux au sein d'une culture particulière. Or qu'est-ce que la culture si ce n'est ce long processus de dé-naturation, c'est-à-dire ce long travail par lequel l'homme se spiritualise en donnant forme à la nature extérieure et à sa propre nature? [...]
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