Car, à l'évidence, le temps, dans sa dimension purement physique, est une donnée à laquelle nous ne pouvons rien. Qu'il ait un sens, et que la pointe de sa flèche aille dans la direction de la destruction, si on en croit la théorie du big bang, est une donnée nécessaire : nous venons du passé et allons vers l'avenir. Que le temps soit et introduise la possibilité du mouvement et la nécessité du changement dans notre monde est un fait : irréversible, nous ne pouvons l'arrêter. Et s'il est concevable d'en ralentir le cours, ainsi que nous l'enseigne la théorie de la relativité, un tel procédé reste irréalisable au quotidien, et donc inutile. Le temps s'écoule selon un certain flux qu'il n'est pas en notre pouvoir de faire varier. Enfin, que notre corps porte en lui une sorte de temps biologique, fixant à l'avance le déroulement du processus conduisant à son dépérissement et à sa mort, est tout aussi inévitable. Le temps nous est compté, et là encore nous sommes et restons impuissants – ne pouvant, au mieux, que prolonger de quelques années le sursis qui nous est imposé. Dans ces conditions, et s'il semble aller de soi que le temps physique et « biologique » est notre maître, comment prétendre posséder le temps ? Quel sens peut-il y avoir (s'il y en a un) à dire que « le temps nous appartient » ?
Se donner les moyens d'examiner une telle question c'est, dès le début de notre enquête, ne pas nous arrêter à une définition du temps comme donnée objective et invariable. Nous garderons de sa définition physique les trois caractéristiques qui font obstacle à notre prise et à notre domination : la flèche du temps, son écoulement, son terme nécessaire (en ce qui concerne le maintien en vie de nos corps). Mais que le temps nous appartienne, cela implique que nous entrions en contact avec lui, et que nous parlions dès lors de notre temps, du temps qui est le nôtre, et non du temps tel qu'il se donne « objectivement » à nous.
La question que nous nous poserons sera d'abord savoir d'où vient ce désir de posséder le temps, ceci afin de comprendre ce que signifie cette volonté et de statuer sur la possibilité et les limites de sa satisfaction. Recensant d'abord trois tentatives pour se libérer du joug du temps et le maîtriser, tentatives articulées autour des trois caractéristiques temporelles que nous avons dégagées, nous établirons leur caractère paradoxal avant de proposer une solution nouvelle au problème, et de l'éprouver jusqu'au bout.
[...] Que le temps nous appartienne, cela semble équivaloir à ce que nous possédions le temps ; et posséder, c'est, d'une part, détenir, c'est-à-dire prendre possession et maintenir cette prise, et, d'autre part, maîtriser, ce qui implique d'être libre vis-à-vis du bien possédé et d'exercer sur lui un pouvoir. Or quel objet s'accorde moins à de telles exigences que le temps ? Peut-on exercer une prise sur le temps, s'emparer de lui ? Il n'est rien de physiquement manipulable. Peut-on le retenir ? Il est par essence passage. Peut-on se libérer de lui ? [...]
[...] Sans Le Temps retrouvé, La Recherche aurait pu rester une simple œuvre de nostalgie ; mais La Recherche n'a jamais été pensée par son auteur sans Le Temps retrouvé, et c'est ce qui nous fonde à dire que vouloir aller contre la flèche du temps ne mène qu'à comprendre avec plus d'acuité son caractère implacable et inéluctable, et à se faire à cette idée, pour finir par l'accepter tout à fait. Pour que le temps nous appartienne, il ne suffit pas qu'il nous possède : il faut aussi que nous soyons acteur de cette possession. [...]
[...] Dans cette perspective, cueillir le jour c'est accepter l'inachèvement, convenir que, si je peux cueillir ce jour-ci parce qu'il m'a été rendu pourtant le jour qui le suivra, lui, ne m'appartient pas pas encore et peut-être jamais. Cueillir le jour c'est vivre au présent cette unité minime de temps qu'est un jour, et qu'est ce jour-ci. Revenons maintenant sur la seconde caractéristique du temps qui semblait devoir nous échapper : son écoulement, c'est-à-dire le fait que le temps passe à une certaine vitesse et ne puisse être arrêté. [...]
[...] Nous nous donnons par là l'illusion d'être maître de notre temps, prétendant réduire le temps à l'emploi que l'on en fait. Mais cette prise de contrôle ne peut faire abstraction des divisions temporelles imposées à notre planète : une année reste une année, un jour reste un jour. Le temps reste autre chose que ce que nous en faisons. C'est peut-être même dans cette prétention à bien employer son temps que se révèle le plus cruellement l'impossibilité de le dominer : planifier l'usage que l'on fera de son temps, c'est faire avec une donnée qui ne dépend pas de nous. [...]
[...] On peut dès lors dire que le temps nous appartient, dans la mesure où la mémoire, notamment, permet d'aller contre l'inévitable perte du passé. Notons à ce sujet que le désir d'immortalité propre à l'être humain en passe par l'espoir de rester dans les mémoires : là encore, se battre contre l'irréversibilité c'est lutter contre la perspective de l'anéantissement par la mort, anéantissement que nous rappelle sans cesse la perte du passé. Pourtant, cette apparente domination de la flèche du temps a son revers. [...]
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