Nous environnement quotidien abonde en objets techniques de toutes sortes : de la chaise à l'ordinateur en passant par l'automobile ou le râteau. Certains interviennent dans notre temps de travail, d'autres au cours de nos loisirs. L'évolution de la société peut-elle nous amener à penser que la technique, au lieu de classiquement faciliter le travail, pourrait nous en libérer ? Pour en arriver là, il faudrait que la technique elle-même résulte, non du travail humain, mais d'une sorte d'autogenèse ; il faudrait aussi que son accès devienne possible en dehors de tout circuit économique. Ne semble-t-il pas plutôt que ce dernier définisse notre relation à la technique ? (...)
[...] La dimension économique de la technique, telle qu'elle se diffuse dans le public, participe donc de la définition de sa qualité. Comment consommer la technique sans travailler? Il est ainsi clair que le rapport quotidien aux objets techniques, qui sont d'usage et donc d'usure de plus en plus rapide, nécessite l'existence d'un travail salarié pour accéder à leur consommation. Et l'on voit mal comment le consommateur pourrait, sauf exception (fortune familiale ou "oncle d'Amérique" bienvenu), échapper au travail qui, seul, lui permet de financer ses achats. [...]
[...] La diffusion de la technique justifie le travail. Tout d'abord, les loisirs consomment de la technique. La consommation gagne désormais tous les moments de l'existence. Il ne s'agit plus seulement de répondre aux besoins du quotidien pour reconstituer une force de travail individuelle, puisque les loisirs eux-mêmes sont devenus un prétexte à consommation, de l'équipement sportif aux consoles de jeux, de l'automobile à l'appareil photo sans lequel il paraît inutile de visiter quoi que ce soit. L'opposition ancienne entre temps de travail et temps de loisir n'est pas totalement effacée, mais elle est biaisée dès lors que chaque période de l'existence équivaut à une consommation d'objets techniques de plus plus perfectionnés et donc de plus en plus coûteux: on travaille de plus en plus pour financer ce qui est jugé nécessaire aux loisirs, car ceux-ci ne sont plus un simple temps libre, ils sont un temps organisé par des usages techniques. [...]
[...] Tous les consommateurs d'aujourd'hui se plaignent que les objets techniques qu'ils achètent n'aient plus la qualité d'autrefois. Les diffuseurs eux-mêmes trouvent d'ailleurs plus honnête de prévenir leurs clients que, si leur acquisition (un réfrigérateur, un lave-linge, un poste de télévision) dure par exemple sept ou huit ans, ils ne pourront pas se plaindre. Pour peu que le client ait un peu de mémoire, il a alors la nostalgie de cuisinières ou de postes de radio qui duraient trente ou quarante ans, et que l'on pouvait faire réparer en cas de panne. [...]
[...] La technique contemporaine entretient ainsi de proche en proche sa domination du quotidien, en instaurant un réseau omniprésent qui multiplie sa présence potentielle. De plus, la mode ne s'en mêle-t-elle pas? Mais cette massification de la consommation a pour conséquence que toute nouveauté tend à s'émousser rapidement, ou que le plaisir trouvé dans l'utilisation d'un objet technique d'abord rare ne dure pas longtemps. Vers 1960, la présence d'un poste de télévision était encore remarquable dans un intérieur; aujourd'hui c'est son absence qui surprend. [...]
[...] Mais on peut la réintroduire en produisant des appareils qui vont toujours être positionnés comme "à la dernière mode", que ce soit par leur aspect (ou peut intervenir le luxe que l'on annonce comme réservé à quelques-uns) ou par leurs multiples fonctions, parmi lesquelles le fait de téléphoner deviendra accessoire. Libérer l'homme du travail est sans doute un vieux rêve, mais la technique semble plutôt amener l'homme à continuer à travailler, sinon à travailler davantage, ne serait-ce que pour profiter de ses produits. On peut d'ailleurs se demander à quoi ressemblerait un homme libéré du travail: serait-ce un pur consommateur d'objets auto-engendrés? Sans basculer dans la science-fiction, un tel homme ne risquerait-il pas d'être entièrement soumis à une autoproduction technique qui signalerait sa dépendance totale? [...]
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