Je fais parfois l'expérience du pouvoir de ma volonté sur moi-même. Je donne à mon bras l'ordre de bouger, et il bouge. Mais ces expériences sont artificielles et peu nombreuses comparées aux actions que l'on fait mécaniquement, comme lorsqu'on marche en parlant, ou encore, à ces états affectifs qui m'envahissent malgré moi. Qui ne s'est ainsi jamais retrouvé envahi brutalement par un sentiment d'envie, de peur, d'amour, de haine, de colère, pour ne citer qu'eux ?
Les sentiments nous échappent en grande partie, et le souci des philosophes fut pendant longtemps de chercher à en devenir maîtres. Ils pensaient trouver dans la force de l'esprit l'agent de cette maîtrise. La question que nous poserons à notre tour est la suivante : « Suffit-il de devenir le maître de ses pensées pour l'être de ses sentiments ? »
[...] Ainsi donc, restes-en toujours aux représentations immédiates n'y ajoute rien audedans de toi-même, et rien de plus ne t'arrivera. (Pensées pour moimême, livre VIII, pensées 47 et 49). Nos sentiments sont donc le produit d'un jugement ; si nous réussissons à le suspendre et à nous en tenir à la simple représentation de ce que nos sens nous apprennent de la réalité, plus aucune passion ne viendra nous déranger. La maîtrise de nos jugements est donc la condition suffisante de celle de nos sentiments. [...]
[...] Cette maîtrise-là ne craint pas les sentiments, ne cherche pas à les vaincre. On ne les maîtrise pas comme une dépense, en les réduisant, ni en se surveillant comme un malade au régime. N'ayons pas la sagesse mesquine. La pensée la plus sûre ne se garde pas des sentiments ; elle dit oui à ce qui arrive, elle aime, de cet amour qu'on donne même à son ennemi. Vous forcez toutes les choses à venir à vous et en vous, de sorte qu'elles rejaillissent de votre fontaine comme dons de votre amour. [...]
[...] La question que nous poserons à notre tour est la suivante : Suffit-il de devenir le maître de ses pensées pour l'être de ses sentiments ? Cette question peut être développée ainsi : l'action du jugement et de la volonté peuvent-elles être d'un quelconque effet sur nos sentiments ? Les passions se maîtrisent-elles? Allons plus loin : le projet même d'une maîtrise des sentiments par la pensée reste-t-il valable dans l'hypothèse où le corps et l'âme ne feraient qu'un ? [...]
[...] La maîtrise de la pensée, et notamment de la volonté, peut donc nous assurer celle de nos sentiments : il est en son pouvoir de les contrarier. C'est peut-être là que le bât blesse. Toutes les morales volontaristes ne peuvent en effet concevoir la maîtrise des sentiments que par l'action contraire de la pensée, qu'elle soit raison ou volonté. Un penseur comme Nietzsche (1844-1900) allait même jusqu'à penser que le projet de maîtriser les passions, tel qu'on le trouve chez les Stoïciens ou dans la religion chrétienne, était castrateur. [...]
[...] Combat, castration : à vouloir dominer totalement le sentiment, raison et volonté expriment moins une maîtrise effective qu'un désir de maîtrise suspect, peu rationnel, et surtout inefficace : qui nous fera croire jamais que l'homme peut, sur commande, ne pas avoir peur, n'être ni joyeux, ni triste, ni en colère, ni amoureux ? Et d'abord, pourquoi ne devrait-on pas éprouver ces sentiments, ni les autres ? Est-ce humainement possible ? Est-ce souhaitable ? Qui veut faire l'ange fait la bête. La peur me prend au ventre ; la joie me transporte. Laissons la comédie de la maîtrise au théâtre. Car enfin, seul le sentiment feint est véritablement maîtrisé. [...]
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