Ces considérations permettent de dégager plusieurs pistes de réflexion. Leur point de départ peut en être cette « attribution plurielle du souvenir » que suggère l'association de termes « société » et « passé ». En effet, si comme le soutient Paul Ricœur la mémoire peut être « attribuée à toutes les personnes grammaticales », alors les remémorations divergentes du passé ne peuvent-elles pas devenir une source de conflits compromettant la perpétuation d'une société ? A cet égard, est-ce vraiment le passé qui dicte ses règles à l'avenir ou plutôt le présent au passé ? Peut-on imaginer une « mémoire heureuse » par laquelle le passé deviendrait un levier pour l'avenir ? Répondre à ces interrogations conduira à montrer que si une société « sans passé » ne saurait exister car ne disposant pas de représentations unifiées structurant son identité, une société hypermnésique serait pour les mêmes raisons condamnée. De même, si l'absence d'un passé collectif oublié a pu être présenté comme une solution pour bâtir une unité imaginaire, elle se heurte aux résistances de la mémoire individuelle. Cette double opposition conduira à montrer que le passé en lui-même – comme réalité réifiée – n'est jamais porteur d'avenir mais que ce sont les usages publics et les valeurs associées au passé par les acteurs sociaux qui déterminent son influence.
[...] Analyse de l'œuvre de Maurice Halbwachs tirée de HOBSBAWM, Eric, RANGER, Terence (dir.), L'invention de la tradition, Paris, Editions Amsterdam pages. OZOUF, Mona, La fête révolutionnaire (1789-1799), Paris, Gallimard Cité dans TRAVERSO, Enzo, Le passé : modes d'emploi, Paris, La Fabrique pages RÉMOND René, Quand l'Etat se mêle de l'histoire, Paris, Stock pages RICOEUR Paul, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil p. 585-588 TRAVERSO, Enzo, Le passé : modes d'emploi : histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique pages TODOROV, Tzvetan, La vocation de la mémoire in Cahiers français, n°303, La mémoire, entre histoire et politique juillet-août 2001, p. [...]
[...] Celle de société par exemple dont la définition même est l'objet d'une science pourrait être caractérisée, en cherchant le plus petit dénominateur commun, comme un groupement humain organisé par des règles, des lois et des représentations. Elle impliquerait donc l'idée d'unité d'un être collectif idée implicitement présente dans la formulation active et au singulier du sujet. Toutefois, bien qu'opérationnelle, cette définition minimaliste pourrait être complétée par une conception plus exigeante envisageant la société non comme simple groupement unifié mais comme corps constitué politiquement une nation par exemple. Le passé reçoit lui aussi de multiples acceptions. Dans une perspective positiviste de sens commun, il désigne le temps écoulé. [...]
[...] A l'extrême, la pluralisation des passés au sein d'une société peut alimenter une montée aux extrêmes et une dislocation violente, comme cela a été le cas lors des conflits en ex-Yougoslavie où la remémoration de la défaite du Champ des Merles de 1389 par les Serbes a nourri leur attachement au Kosovo. Dans cette situation, le recours à l'oubli la mémoire empêchée ne peut-il pas devenir la condition de perpétuation d'une société ? L'idée de briser le continuum passé, présent, futur et de réconcilier des mémoires plurielles par l'oubli est une idée ancienne, déjà à l'œuvre en 403 avant J.C. [...]
[...] La question initiale n'est donc plus tant de savoir si une société doit se remémorer son passé pour assurer son avenir mais plutôt : à quelles conditions d'usages et de valeurs la remémoration devient-elle un levier pour une société ? D'une part, le passé nécessite un processus de transformation de la mémoire. En suivant Tzvetan Todorov[9], l'usage public du passé doit donc éviter deux écueils, au premier rang desquels la banalisation qui désigne l'appel au passé réalisé sur le mode d'une formule rhétorique et conformiste, comme par exemple dans le cas des comparaisons rituelles à Hitler de Milosevic, Hussein ou Bush, ou de la comparaison de l'occupation des territoires palestiniens à l'Holocauste. [...]
[...] L'hypothèse peut être faire de l'efficacité de ces politiques de l'oubli. Pensons par exemple aux politiques d'assimilation au moment de constitution des Etats- Nations qui ont conduit à la disparition massive de coutumes ou langues locales. Toutefois, ce recours à l'oubli n'est pas sans poser des problèmes pour le devenir d'une société. Selon Paul Ricœur[7], les abus de la mémoire ont leur complément dans des abus d'oubli notamment à l'œuvre dans certaines formes institutionnelles comme l'amnistie. L'exemple de l'Argentine post-dictatoriale peut aider à le comprendre. [...]
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