Quelle que soit l'importance des situations où la beauté apparaît comme adhérente, la beauté dans sa manifestation pure est, selon Kant, la beauté libre. Il se peut qu'elle constitue un cadre trop étroit pour englober l'ensemble des expériences où le mot 'beau' prend pour nous un sens : c'est déjà ce que laisse penser l'obligation où se trouve Kant d'accorder une place considérable à la beauté adhérente. Mais elle est celle où la spécificité de cette expérience par rapport à tout autre mode d'appréhension du réel se montre le plus nettement. Rappelons ses caractéristiques : tout d'abord, le sentiment de plaisir lié à l'impression que fait un objet dans sa forme sensible. Puis le plaisir qui se distingue de l'agréable et de la satisfaction liée au 'bon' (utile, moralement bon) en ce que l'existence matérielle de l'objet y apparaît comme le simple support des qualités formelles sensibles : par là 'désintéressé'. Désintéressé ne veut pas dire qu'on ne s'intéresse pas à la chose ! Au contraire, qu'elle intéresse par sa pure manifestation sensible de la forme. Ensuite, distincte d'une simple sensation, l'expérience esthétique engage, à travers un sentiment, l'ensemble des facultés en lesquelles peut se décomposer l'expérience du réel: faculté logique des concepts ; faculté de présentation (exhibitio) dans des images ou imagination, réceptivité sensible. Enfin, c'est l'imagination (et non la connaissance) qui constitue le cœur de cette expérience : Kant l'interprète comme un 'libre jeu' où viennent se répondre à la fois la diversité des formes sensibles et l'exigence d'unité, d'ordre de l'entendement (de l'intellect). La notion classique d'harmonie est en ce sens réinterprétée : elle n'est pas ordre ou symétrie mais résonance mutuelle des parties d'une chose (naturelle ou œuvre) dans la perception que nous en avons. Elle n'est jamais traductible intellectuellement mais reste un sentiment .
En ce sens, l'expérience de la beauté libre apparaît comme purement gratuite, sans autre signification qu'elle-même. C'est pourquoi elle peut apparaître à la fois extérieurement comme insignifiante (elle ne 'sert' à rien, on n'en apprend positivement rien) mais aussi comme mobilisation de tout ce qui entre en jeu dans le rapport d'un esprit humain au réel. Dans le dernier moment de l'Analytique du beau, mais aussi dans les §§ 40 et 50, plus loin dans le traité, Kant approfondit cette compréhension du jugement esthétique comme manifestation du 'libre jeu de nos facultés de connaître'.
Comme cela a été dit à propos du deuxième moment, le jugement esthétique est essentiellement le lieu de la discussion possible : distinct par conséquent à la fois de la simple coexistence des goûts et des couleurs, et de l'accord uniforme des esprits quand la connaissance repose sur une déduction conceptuelle. La discussion implique le partage possible d'une expérience et, dit Kant, l'exigence mutuelle d'une approbation : elle présuppose ce que Kant appelle un sens commun.
Le sens commun n'est pas le bon sens, c'est-à-dire l'exercice naturel des facultés de raisonner chez tout homme (sens de Descartes dans la première page du Discours de la méthode). Il recouvre 'la condition subjective du connaître'. La connaissance objective est possible, contrairement à ce que prétend le scepticisme : la méthode scientifique le montre avec évidence. Mais cette connaissance objective n'est pas une pure rationalité abstraite : elle n'a de sens que dans l'horizon d'une expérience foncièrement sensible dont les conditions de possibilité sont les mêmes chez tout sujet pensant. L'accord des sujets pensants que suppose la science a pour condition le partage possible de l'expérience.
En ce sens Kant remet en cause la tendance, qui culmine dans le positivisme moderne, à concevoir l'expérience humaine comme coupée en deux, entre une sphère de purs jugement privés dénués de tout sens autre qu'affectif et une sphère des jugements purement objectifs, celle de la connaissance scientifique. Car celle-ci en vérité ne peut prendre forme que sur le fond d'un effort d'intelligibilité commune et de partage. Cette intelligibilité commune concerne non de purs affects, non plus des objets déjà constitués dans un cadre méthodique, mais l'expérience même du monde dans toutes ses dimensions. Une pluralité de sujets sensibles et pensants dans l'épreuve d'un monde commun que chacun : voilà la signification de la présupposition d'un sens commun.
Dans le libre jeu des facultés de l'esprit qui accompagne le sentiment de la beauté, ce partage de l'expérience est à son comble. Dans sa gratuité apparemment sans conséquence, l'expérience de la beauté est en fait hautement significative.
[...] En ce sens il s'adresse non pas à tous mais à chacun : il est celui qui est capable d'éveiller chaque être humain (potentiellement et sous certaines conditions) à ce que son propre rapport à la réalité a de proprement individuel. Prenons l'exemple de ce poème qui fait partie, en France, des poèmes les plus populaires, les plus connus : le Dormeur du val de Rimbaud[2]. Nous avons là une œuvre que la vox populi qualifie de façon à peu près unanime de beau poème. Mais que veut dire beau ici ? [...]
[...] Dans l'importante remarque de la fin de l'Analytique (p. 177) où Kant remarque que dans ce sentiment, l'imagination n'est pas au service de l'entendement, mais c'est au contraire l'entendement qui sert l'imagination (p. 179). Celle-ci est libre productrice et spontanée, dit Kant) et pourtant elle n'est pas désordonnée (comme dans la pure fantaisie) : elle semble avoir une légalité propre, qu'on ne peut cependant assigner à une loi. Le développement d'une fugue de Bach n'est pas réductible à une formule mathématique génératrice et pourtant elle s'impose par sa cohérence : une libre légalité semble s'y déployer. [...]
[...] Chez Baudelaire, chez Cézanne ou même chez Matisse au vingtième siècle, il y a des formules qui font immanquablement penser à Kant ; Voir aussi le Requiem d'Akhmatova, où l'expérience, par définition muette, de la terreur, est condensée dans un poème qui eut un immense retentissement en Russie. Voir, de Rodin, le très célèbre : Baiser : http://fr.youtube.com/watch?v=my3vDymmpl8 À noter que c'est un très beau film sur la beauté. C'est pourquoi un vrai jeu n'est jamais utile, mais il est foncièrement sérieux : l'œuvre d'art en est sans doute l'expression la plus aboutie. [...]
[...] Or dans l'expérience esthétique, et particulièrement dans la création, ces deux instincts viennent s'équilibrer : non à la manière d'un mélange indistinct, mais en se suscitant mutuellement, dans une réciprocité d'action ( ) l'activité de l'un fonde et limite l'activité de l'autre, et ( ) chacun parvient à la manifestation la plus haute de soi par cela même que l'autre est à l'œuvre (14e lettre). Lorsque ces deux instincts sont séparés règne soit le sentiment informe, soit l'abstraction rationnelle. Chacun a au fond besoin de l'autre pour être pleinement fécond. Or c'est dans l'expérience esthétique que cette réciprocité d'action s'exprime librement. [...]
[...] 50) : Je m'emploie à créer un art qui soit pour le spectateur, à quelque condition qu'il appartienne, une sorte de calmant cérébral, de trêve, de certitude agréable, qui donne la paix et la tranquillité Matisse est un peintre qui peint des choses en apparence très simples : une table avec des fleurs et un bocal de poissons rouges, une femme jouant de la guitare, des Marocains de Tanger assis au café ; en tout cas ce n'est pas un peintre d'idées au sens courant du terme. Il lui arrive souvent de parler de son art comme essentiellement décoratif. Mais il ne faut pas s'y tromper. Remarquons d'abord : à quelque condition qu'il appartienne autrement dit à tout être humain en tant que tel. Ensuite : parler de calmant cérébral peut faire penser à une sorte de somnifère ! En fait c'est tout le contraire. Matisse dit ailleurs (E.P. [...]
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