Il s'agit de problématiser la relation entre ces trois termes dont la réunion n'est pas aussi
évidente que le ferait accroire l'avènement de la technoscience et l'âge de la technocratie.
Traditionnellement, on distingue la science par son attitude anti-technicienne. La science pure est theôria. A savoir contemplation désintéressée des essences. Aussi s'oppose-telle aux vicissitudes et aux approximations de la pratique, comme la géométrie à l'arpentage et l'arithmétique à la comptabilité. Les vrais objets de la science sont intellectuels, cependant que les objets sensibles ne sont que des images infidèles des premiers. Telle est la façon de voir qui triomphe en Grande Grèce avec Pythagore et à
Athènes avec Platon.
Si contemplative soit-elle, la science n'en constitue pas moins un pouvoir, et d'abord un pouvoir d'abstraction en tant qu'elle isole une détermination, un élément. Kant définit ainsi
le processus d'abstraction dans sa Logique, I, 6 : “Nous ne devons pas dire : abstraire quelque chose, mais abstraire de quelque chose. Si par exemple dans un drap écarlate, je pense uniquement la couleur rouge, je fais abstraction du drap; si je fais abstraction de ce dernier en me mettant à penser l'écarlate comme une substance matérielle en général, je fais abstraction d'encore plus de déterminations, et mon concept est devenu par là encore plus abstrait. Car plus on écarte d'un concept les caractères distinctifs des choses, c'est-à-
dire plus on en abstrait de déterminations, plus le concept est abstrait. C'est donc abstrayants qu'on devrait nommer les concepts abstraits, c'est-à-dire ceux dans lesquels davantage d'abstraction ont lieu”. Abstraire revient ainsi isoler, et c'est “un acte réel du pouvoir de connaître qui consiste à maintenir dans une conscience une représentation hors de toute liaison avec les autres”. Pareil pouvoir prouve une “liberté dans la faculté de penser et une autonomie de l'esprit qui permet d'avoir sous son contrôle l'état de ses représentations (Anthropologie, § 3). A ce pouvoir d'abstraction pourraient s'ajouter ceux de symbolisation, de mathématisation, de représentation ou d'éducation. Le pouvoir scientifique inclinerait du côté de l'esprit.
Qu'en est-il de la technique? Y a-t-il un pouvoir de la technique? Est-il l'identique, l'analogue, ou le différent, du pouvoir scientifique? La technique ordinairement est un faire, un poïen, qui s'oppose aux objets naturels qui sont soit le résultat des lois naturelles générales (le galet), soit le résultat de la génération (l'hirondelle). Il y a donc un pouvoir de formation, de façonnement, de création. Mais la technique est aussi un prattein, un agir. Il
y a des techniques de l'agir (Machiavel, Prince, VI)), il y a des techniques du corps (la marche), il y a des techniques de la sexualité (Kama-Sutra). Il existe donc aussi un pouvoir de l'action. Le pouvoir technique inclinerait du côté du corps, de la main, de l'outil, de l'ouvrier, de la machine. La science et la technique sont analogues en ce qu'elles
s'appuient sur un pouvoir. Mais le pouvoir dont il s'agit étant différent, faut-il en déduire une exclusion radicale entre les deux notions? Certes non.
Il est loisible de se référer à la science politique, et notamment à son fondateur : Platon. La science politique est une science théorique du Bien (République, 534d) qui ménage une place à la pratique avec le souci de l'observation et du voyage (Lois, XII, 950a), et à la technique, corporelle ou verbale, avec la gymnastique à laquelle sont soumis les Gardiens (Les Auxilaires) et la rhétorique du mensonge ou de la fable (République, II, 377) justifiée au nom des intérêts supérieurs et indivisibles de la Cité platonicienne (République, 382c et 414). Dans les deux cas, il s'agit d'un savoir proche de l'expérience, du tour de main, de
l'usage. La liaison entre le pouvoir et la technique pouvait aussi se traiter avec la magie de la rhétorique et le pouvoir des mots chez les Sophistes contre la vérité scientifique (Gorgias). A partir de ce point, il était possible de cheminer dans une direction plus politique en posant la question de la politique comme science ou comme technique - ce
qui ouvre aux problèmes de l'élitisme, de l'ésotérisme, de l'idéalisme politique d'une part
et de l'autre aux problèmes du pragmatisme cynique, de la Raison d'Etat, de la technocratie, de l'usurpation symbolique... Si l'on penche en faveur de la science politique, l'idée principale est que l'action politique doit être éclairée par la raison philosophique. Semblable rapport peut-il s'étendre au-dehors du champ politique, et ce qui vaut d'une
science humaine peut-il valoir d'une science objective? Si oui, quelle est la nature de la relation, et que penser de la technoscience? Débutons par la présentation de l'opinion qui prévaut communément au sujet des rapports entre science et technique.
[...] D'abord les scientifiques sont eux-mêmes des techniciens. Une bonne preuve en est fournie par les instruments de précisions conçus et réalisés par les savants et rendus à la fois nécessaires et possibles par la science au XVII° et au XVIII°. La demande d'instruments à faire le vide, de téléscopes, n'est pas externe, mais elle provient des milieux scientifiques, elle traduit une exigence interne de la science. Les savants se sont vus obligés de se faire pour la circonstance les artisans de ces appareils. [...]
[...] Le premier pouvoir est celui du discernement. Il y a une démagogie de la peur et une démagogie par la peur. Autrement dit, la peur de la technoscience peut faire l'objet d'une exploitation politique visant moins à protéger la nature qu'à promouvoir certaines tendances politiques qui rassemblent pêle-mêle la dénonciation du bourgeois, du savant, du technicien, du soldat, du capitaliste. A l'écoute de certains discours, on se demande ce qui resterait d'humain à l'homme si l'on prenait les auteurs à la lettre. [...]
[...] Il est loisible de se référer à la science politique, et notamment à son fondateur : Platon. La science politique est une science théorique du Bien (République, 534d) qui ménage une place à la pratique avec le souci de l'observation et du voyage (Lois, XII, 950a), et à la technique, corporelle ou verbale, avec la gymnastique à laquelle sont soumis les Gardiens (Les Auxilaires) et la rhétorique du mensonge ou de la fable (République, II, 377) justifiée au nom des intérêts supérieurs et indivisibles de la Cité platonicienne (République, 382c et 414). [...]
[...] - Soit en rappelant que la technique a toujours compté, pesé, calculé, mesuré. Salomon, dans le livre De la sagesse, parle de Dieu comme d'un artisan avisé, quand il dit qu'il produit toutes choses in numero, in pondere, in mensura, réglant tout avec nombre, poids et mesure. D'éminents auxiliaires de la science, abaques, bouliers, tables numériques, sabliers, balances, clepsydres, ont été élaborés avant qu'une science digne de ce nom existât. Une fois cette science apparue et devenue consciente d'elle-même, elle confère aux produits techniques une seconde légitimation, qu'elle veut en fait première. [...]
[...] Prenons l'exemple de l'eugénisme. Dès 1986, un moratoire a été imposé au sujet de la recherche sur l'embryon humain. Est interdite a fortiori la création d'embryons humains à des fins exclusives de recherches ou de dons d'organes. Mais ce rejet officiel de l'eugénisme s'accompagne toutefois de pratiques eugéniques louables, lorsqu'elles font l'objet d'un processus réflechi. En effet, depuis que l'anomalie chromosomique à l'origine du mongolisme est décelable in utero entre 17 et 20 semaines, il est possible de décider d'interrompre la grossesse. [...]
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