Rosset cherche, dans son post-scriptum à La Force majeure consacré à Cioran, en quelque sorte les causes de ce qu'il nomme le « mécontentement de Cioran » : incapacité à digérer, pour reprendre la métaphore de Rosset, le réel dans sa totalité, « l'existence en général » comme il l'écrit. Indigestion qui prend la forme du sentiment de l'insignifiance (terme qu'il faudra élucider) dans lequel on peut bien reconnaître le pessimisme le plus noir… Il apparaît en effet que Rosset tient beaucoup plus Cioran pour un pessimiste que Schopenhauer… Ce que Cioran pense également en affirmant : « Je n'ai jamais lu un sermon de Buddha ou une page de Schopenhauer sans broyer du rose ». D'ailleurs, l'opposition avec Schopenhauer réapparaîtra au niveau du beau : consolateur ou inexistant. Mais alors pourquoi Rosset s'intéresse-t-il tant à ce contempteur du réel, ce pessimiste sans joie ? Peut-être pour affronter une fois pour toutes son double à lui (pas celui avec qui il a passé de nombreuses soirées plutôt joyeuses qui était d'après lui « un homme très drôle et plein de vitalité » mais avec celui qui a écrit des livres comme L'Inconvénient d'être né …). C'est bien un sentiment d'accord entre les deux auteurs qui ressort de la majeure partie de cet essai. Et pourtant, on a aussi l'impression que Cioran est celui contre lequel il a fondé sa philosophie : comme si la joie lucide rossetienne était un rempart à Cioran.
[...] Ce qui est assez étonnant dans la mesure où Cioran ne cite pas une seule fois Lucrèce dans ses écrits français tout du moins. Mais en effet, ce rapprochement avec l'épicurisme paraît tout à fait juste, Cioran faisant grand cas d'Epicure, pour lui le moins fanatique des sages comme il l'écrit dans Ecartèlement et le seul récupérable avec Pyrrhon dans l'Antiquité d'après Aveux et anathème. Peut-être que le fait de tirer Cioran du côté d'un poète, Lucrèce, plutôt que d'un philosophe, Epicure, relève-t-il du désir chez Rosset de consacrer le refus du titre de philosophe que professait Cioran au profit de celui de penseur d'occasion lui qui a également écrit un Adieu à la philosophie dans le Précis de décomposition L'originalité des philosophes se réduit à inventer des termes et ainsi En regard de la poésie, la philosophie relève d'une sève diminuée et d'une profondeur suspecte, qui n'ont de prestige que pour les timides et les tièdes L'autre : l'insignifiance extrinsèque a partie liée avec la position de l'homme (et d'ailleurs de chaque chose existante) dans le monde, telle que l'analyse Pascal, entre le tout et le rien malheureusement entre l'infini et le néant. [...]
[...] A la fois trop et trop peu, pour reprendre les termes pascaliens. Situation qui mène à l'inaction désespérée : Ne plus rien faire, parce que tout acte est ridicule dans l'infini (Précis de décomposition). De bons exemples de cela dans les petites anecdotes rapportées : comme le jour où Cioran cesse de se raser en ayant appris l'existence de milliards de soleils à la radio, événement banal qui lui a renvoyé en pleine face –presque au sens propre ici l'aspect dérisoire de sa présence dans l'univers L'existence humaine est une trace indosable qui nous condamne à être un ceci à jamais négligeable dans l'infinité de tous les cela Le phénomène typique de cette médiocrité est bien la mort : il s'agit là pour Rosset de l'aspect le plus voyant et douloureux de cette incurable pauvreté de l'existence même si ce n'est pas forcément le plus important. [...]
[...] Mais alors pourquoi Rosset s'intéresse-t-il tant à ce contempteur du réel, ce pessimiste sans joie ? Peut-être pour affronter une fois pour toutes son double à lui (pas celui avec qui il a passé de nombreuses soirées plutôt joyeuses qui était d'après lui un homme très drôle et plein de vitalité mais avec celui qui a écrit des livres comme L'Inconvénient d'être né C'est bien un sentiment d'accord entre les deux auteurs qui ressort de la majeure partie de cet essai. [...]
[...] Et même, j'ai plus l'impression qu'il s'agit là d'un phénomène lié à l'insignifiance intrinsèque : Cioran en parle toujours en liaison avec le hasard de l'existence, et de façon individuelle : considérée en soi seule, ma mort fait ressortir mon insignifiance. Mais ce pessimisme va encore plus loin que celui de Pascal s'il en est un, dans le sens où pour Cioran, un changement de statut de l'humanité ne serait en rien une solution : c'est l'exception individuelle qui seule pourrait constituer un statut souhaitable. [...]
[...] Interprétation de Rosset qui paraît très juste pour révéler le caractère inconsolable de son désespoir. Plusieurs conséquences tout à fait positives de cette lucidité que Rosset présente aussi pour lui-même : sens critique qui fait s'opposer à toutes les illusions, à tous les doubles au final, comme la religiosité, le sens de l'histoire, le positivisme. Finalement, toutes illusions que Rosset classe sous l'idéologie au sens large : l'incapacité à savoir ce qu'on sait, à assumer son propre savoir Rosset n'hésite pas à dégager tout à fait Cioran de cette accusation et pourtant, Cioran ne paraît pas si clair sur nombre de ces sujets : si en effet dans le premier chapitre du Précis de décomposition il montre que quasiment tout relève de la religion, dressant une généalogie du fanatisme à laquelle n'échappent pas justement l'histoire, le culte de la Raison et même la philosophie, et prononçant ce jugement sans concession qu'« On ne tue qu'au nom d'un dieu ou de ses contrefaçons Simona Modreanu n'hésite pourtant pas à titrer un de ses ouvrages Le Dieu paradoxal de Cioran et à décrire le parcours de Cioran en ces termes : le jeune Cioran a été friand d'émotions mystiques, l'adulte s'est montré séduit par le dualisme gnostique, tout en se laissant doucement pénétrer par la bien plus revigorante et revitalisante sagesse orientale En tout cas il est certain que ce pessimisme révèle l'aveuglement de toute croyance face à sa propre lucidité, comme Rosset le dira lui-même. [...]
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