Rappelons que Kant appelait idée-normale une des expressions de la beauté adhérente : celle qui, pour une espèce donnée, détermine l'appréciation d'un individu en fonction d'un type qui serait l'expression de la norme de l'espèce. On définirait donc par là une beauté 'normale' (ce qui ne veut pas dire ordinaire), opposée à la difformité, à toute qui constitue un écart plus ou moins flagrant avec cette norme.
[...] Mais Kant fait aussi l'hypothèse que l'image que nous avons de l'humain peut être, dans une certaine mesure, culturellement (il n'emploie pas ce terme) déterminée. Cette hypothèse trouve son expression la plus ample dans les travaux des sociologues contemporains, qui gravitent autour de la proposition suivante : la beauté, masculine ou féminine, du corps, est en partie une construction sociale. Les données physiques et vestimentaires qui la définissent normativement peuvent refléter, d'une manière implicite, ce qu'une société admet comme valeurs de puissance, de distinction, de vertu morale : la minceur, la virilité, la gracilité des membres, tous ces prédicats secondaires qui entrent dans l'appréciation ordinaire de la beauté physique sont surchargés de signification sociale. [...]
[...] De Madonna à Mariah Carey les icônes d'aujourd'hui ne sont pas belles, elles se sont faites belles. L'intensité du travail sur soi se voit et les rend belles et beaux dit N. Junin dans L'avènement du corps. Pour ceux qu'intéressent ces questions, voir : A. Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy et N. [...]
[...] L'appréciation de la beauté physique est donc ici largement surdéterminée par des signes de reconnaissance sociale. Bref, la beauté physique, telle qu'elle est reconnue spontanément, antérieure à tout jugement esthétique est signe tout autant que fait. Pensons, à titre d'exemple, au fait que dans une société paysanne traditionnelle la beauté féminine est souvent liée à deux stéréotypes antagonistes : la jeune fille à marier, dont la beauté est liée aux prédicats de pureté, de modestie, d'harmonie du visage et du maintien, et à l'opposé la séductrice (littéralement celle qui détourne du droit chemin) dont la beauté sera essentiellement dite (et jouée par l'intéressée) en termes d'appâts sexuels. [...]
[...] Il faut ici être attentif à ce caractère des sociétés individualistes modernes, bien vu par les économistes classiques, et par Tocqueville : en l'absence de modèles d'identification fournis de façon autoritaire par la tradition, les hommes, dans leur comportement et leur apparence, s'imitent. Les comportements adolescents contemporains, véritable laboratoire d'une société hantée par le rester jeune sont instructifs : pour être soi, il ne suffit pas d'être ce qu'on est, il faut se différencier et on se différencie de A en imitant B. La logique d'imitation produit en fait l'alignement des comportements sur des références normatives peut-être pas aussi directement prégnantes que celles des sociétés traditionnelles, mais qui sont incontestablement des impératifs normatifs, sous l'apparence d'une multitude de comportements individuels supposés libres. [...]
[...] Junin, L'avénement du corps, Gallimard Quand on sait par ailleurs qu'il y a dans l'art contemporain une forte tendance à faire de l'individualité de l'artiste, de son affirmation, le but même de l'art, on voit se dessiner une convergence : sculpter sa propre statue, faire de soi-même sa propre œuvre d'art, dans un narcissisme désormais clairement revendiqué. [...]
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