Une pierre qui tombe dans le désert engendre-t-elle un bruit ? Cette question de prime abord anodine, bien connue au moins depuis Aristote, semble ouvrir un horizon vaste de questions et de réponses contraires les unes aux autres. Elle nous place directement dans le débat entre la position réaliste, suivant laquelle la pierre produit bien sûr un son, puisqu'il y a un choc et un déplacement d'air, ce qui est à l'origine du bruit, et la position idéaliste, pour laquelle la pierre ne crée pas de son puisqu'il n'y a aucun auditeur pour percevoir ce son ou, peut-être encore plus précisément, la pierre même et sa chute n'existent pas dans la mesure où aucune conscience n'est là pour en rendre compte, pour les constituer.
On peut donner un aperçu très simplifié de cette opposition par les affirmations bien étables suivant lesquelles, pour le réalisme, la pensée est contenue dans l'être ; pour l'idéalisme, l'être est contenu dans la pensée. Le réalisme est l'attitude naturelle première, celle de l'être qui vient de soulever les questions concernant la théorie de la connaissance et qui leur apporte la réponse la plus immédiate : c'est ce qu'on nomme réalisme naïf. Ce réalisme consiste en réalité en trois grandes affirmations situées sur des plans différents, auxquelles l'idéalisme s'opposera point par point, puisqu'en effet ce dernier point de vue peut être perçu comme une réaction, un mouvement négatif par rapport au réalisme naïf. Le réalisme affirme tout d'abord l'existence de l'Univers, ce qui semblerait n'être qu'une constatation évidence. Mais ce qu'il affirme de plus et en cela devient un réalisme ontologique est que l'Univers, la Nature ou le monde, ont des propriétés "en soi" indépendantes d'un observateur et directement accessibles à la connaissance par une percée dans ce monde, notamment permise par la perception dont l'homme est dotée. Ainsi l'esprit humain peut avoir accès à ces propriétés ontologiques du monde, qui sont bien à découvrir, non seulement de façon directe et perceptive mais surtout de façon critique en partant de vérités d'évidence qui ne sauraient être sérieusement mises en cause ; la logique d'autre part permet de relier de façon contraignante à ces vérités, des propositions initialement hypothétiques. Une connaissance objective du monde peut donc s'établir sur ces fondements. Enfin, pour un certain type de réalisme (qui s'illustre dans le réalisme platonicien), des structures primaires irréductibles du monde, idées des formes ou des essences, ont une existence et une valeur propre, indépendante du penseur qui les manipule : elles ont un en soi. Ainsi l'espace, le temps, le nombre, le bien, le mal tout aussi bien que l'idée d'homme ou d'animal ont une existence propre. Les thèses idéalistes seront parfaitement contradictoires vis-à-vis de ces trois affirmations : l'Univers n'existe pas en lui-même, c'est-à-dire que l'Univers n'est pas indépendant, n'a pas de propriétés en soi mais est totalement dépendant de la conscience qui porte sur lui, ce qui signifie que le monde n'a pas de propriétés cachées qui seraient à découvrir, et donc que les idées ou formes n'ont aucune existence en dehors de l'homme qui les pense. Ainsi le réalisme naïf nous apparaît aujourd'hui comme une étape obligatoire dans ce qu'on peut considérer comme le développement cognitif individuel puisqu'il semble évident en première analyse et s'impose avant qu'une réflexion n'en montre les faiblesses. Ce point de vue nous mène à considérer en quelque sorte l'histoire de l'épistémologie comme une longue et difficile prise de conscience de ces faiblesses et à la nécessité de corriger l'approche réaliste de la nature de la connaissance, parfois au prix d'un renversement complet, menant à une option tout à fait opposée, l'idéalisme.
Le problème du débat entre idéalisme et réalisme apparaît comme le problème éternel de la métaphysique pourrait-on dire, un problème qui n'a jamais trouvé de réponse définitive. Mais l'interrogation sur ce problème nous rend nécessairement suspects : y a-t-il encore quelque chose de nouveau à dire sur ce sujet, y a-t-il l'espoir d'établir de nouveaux arguments permettant de défendre l'une ou l'autre position et peut-on avoir la prétention de clore un débat relancé sans relâche ? Malgré ce doute, il semble impossible de ne pas prendre parti puisque cette réflexion s'inscrit au cœur même de la métaphysique et détermine aussi bien l'ontologie que l'épistémologie. On se positionne de toute façon toujours de façon au moins implicite face à ce problème ; il vaut donc mieux expliciter et évaluer les raisons qui nous font choisir l'une ou l'autre option.
Ainsi, puisque c'est le réalisme qui est premier, il semble nécessaire de s'intéresser dans un premier temps aux tentatives de réfutation de celui-ci, notamment celle réalisée par Husserl dans les Méditations cartésiennes à partir de son analyse de la réduction phénoménologique dont il décrit les mécanismes, pour évaluer si, comme le croit Sartre et comme l'affirme Ladrière dans l'Encyclopeia Universalis : « La phénoménologie s'est efforcée de surmonter l'opposition du réalisme et de l'idéalisme, en proposant une interprétation de la connaissance qui élimine l'idée de représentation" et a été ainsi capable de remettre en cause le réalisme naïf, ou si au contraire la critique de Husserl n'a pas plutôt mené à un idéalisme transcendantal, lui-même critiquable. On pourra ainsi présenter dans un deuxième temps le jugement porté par Ingarden sur ces conclusions de Husserl, par lequel il détruit l'argumentation idéaliste de son maître, afin de voir si la voie du réalisme semble plus justifiée, notamment grâce aux apports contemporains de la question, dus notamment Whitehead et à son Concept de Nature.
[...] En effet, si pour l'idéaliste, l'être étant contenu dans la pensée, tout moyen de comparer quelque chose d'extérieur à la représentation nous échappe, pour un réaliste, le problème se pose tout autrement. D'abord on peut considérer comme un fait la véracité, tout du moins partielle, des sens (l'adaptation biologique de notre être à la réalité étant une réussite confirmant ce fait). D'où proviendrait alors notre capacité à comparer nos idées aux choses ? Il est possible de considérer, avec les réalistes médiévaux, que dans la sensation, le sens prendrait la forme de la chose visée, sans que cette similitude du sens à la chose soit saisie. [...]
[...] Ce serait donc un argument réaliste très fort. Whitehead propose également un autre argument, qui pourrait nous révéler la possibilité d'avoir accès à la nature elle-même, quoique cette possibilité disparaisse dans le recours à la pensée et au langage : de la conscience sensible à la pensée, il y a la perte du contenu effectif du donné (le pittoresque du rouge, pourrait-on dire pour reprendre la formule de Bergson, ou bien encore le quale de l'expérience) qui était pourtant bien donné dans la sensation. [...]
[...] C'est par là que les accusations de solipsisme et donc tous les arguments en faveur du réalisme qui s'appuient sur la particularité idiosyncrasique des individus perdent tout poids. Cette phrase de Husserl est particulièrement éclairante : Je n'ai pas d'abord une seconde sphère originale représentée avec une seconde nature et un second organisme corporel dans cette nature, pour me demander ensuite comment arriver à couvrir les deux sphères comme modes de présentation de la même nature objective. Mais par le fait même de l'apprésentation et de son unité nécessaire avec la présentation qui l'accompagne, l'identité de ma nature primordiale et de la nature représentée par les autres est nécessairement établie D'autre part ni la sensation ni la perception ne sont dépréciées : il ne s'agit pas là d'un idéalisme immatériel à la manière de Berkeley. [...]
[...] Le réalisme Une pierre qui tombe dans le désert engendre-t-elle un bruit ? Cette question de prime abord anodine, bien connue au moins depuis Aristote, semble ouvrir un horizon vaste de questions et de réponses contraires les unes aux autres. Elle nous place directement dans le débat entre la position réaliste, suivant laquelle la pierre produit bien sûr un son, puisqu'il y a un choc et un déplacement d'air, ce qui est à l'origine du bruit, et la position idéaliste, pour laquelle la pierre ne crée pas de son puisqu'il n'y a aucun auditeur pour percevoir ce son ou, peut-être encore plus précisément, la pierre même et sa chute n'existent pas dans la mesure où aucune conscience n'est là pour en rendre compte, pour les constituer. [...]
[...] Le dépassement exécuté par Husserl est-il réellement un dépassement, en ce sens qu'il renverrait dos à dos réalisme et idéalisme comme des positions insoutenables car absurdes, eu égard aux problèmes qu'ils veulent résoudre ? Son idéalisme transcendantal ne constitue-t-il pas plutôt une prise de position résolument idéaliste ? Ou la façon dont Husserl envisage la réduction phénoménologique ne le conduit-il pas, même involontairement, à se placer du côté de l'idéalisme ? C'est ce que nous tenterons d'évaluer par la critique d'Ingarden. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture