Watson et Crick, aboutissement d'une longue série de découvertes dans le génie génétique, la nature humaine semble devoir se conformer à un schéma biologique préétabli. Et ce n'est pas avec les récentes avancées en matière de neurosciences que l'idée de déterminisme physique, ou plus spécifiquement biologique, peut être balayée d'un simple revers de la main.
Traditionnellement l'affectivité de l'homme, que l'on peut réduire aux émotions pour ce travail, est conçue comme un système parasite néfaste au système rationnel. La raison, jugée meilleure, est l'essence de l'âme. D'où un regard méfiant, et le souhait de "contrôler" ces émotions. Mais voilà, les neurosciences, armées d'IRM, scanners et autres EEG, ou bien exploitant des cas de lésions cérébrales particulières, tendent à montrer que les émotions ne sont pas des parasites, mais partie prenante des processus de la vie psychique. En considérant le lien entre l'activité cérébrale, suggérée par la présence des émotions, et la vie éthique de l'homme (choix moraux, jugements moraux, actions éthiques, etc.), nous avons le problème suivant : d'un côté il y a la thèse selon laquelle les émotions sont moralement défaillantes, il faut donc les écarter, les corriger, ou les éradiquer, au profit d'une raison moralement pertinente, tandis que d'un autre côté il y a la thèse selon laquelle ces mêmes émotions interviennent dans la vie éthique, et ce de façon pertinente, soulignant que la raison seule, pure, est mauvaise conseillère. Si donc les émotions ont un rôle dans la vie éthique, vouloir les corriger ou les supprimer revient à scier la branche sur laquelle on se trouve. Toutefois, dans le même temps, il semble difficile de se défaire de l'idée que l'émotion est néfaste, ou du moins gênante (il suffit de penser aux actes produits sous l'effet de la colère, qui ne sont pas toujours moralement corrects).
Il nous paraît donc nécessaire de comprendre comment et en quoi l'émotion intervient dans les processus moraux, tel que le suggèrent les neurosciences. Nous aborderons ce problème en trois temps : d'abord nous examinerons le rapport entre émotion et vie éthique, afin de voir comment les théories philosophiques et psychologiques contemporaines remettent l'émotion au centre du processus de prise de décision, contrairement aux thèses traditionnelles ; puis, nous nous pencherons sur un cas paradigmatique, celui de Gage, qui semble être un atout majeur dans la justification de ces théories ; et, enfin, nous montrerons les limites auxquelles se heurtent l'interprétation des résultats fournies par les neurosciences, et nous évoquerons aussi les conséquences et perspectives consécutives à la thèse de l'émotion moralement utile (notamment, la question du neurodéterminisme et du libre arbitre) (...)
[...] Partie I : Le problème des relations entre la Raison et l'affectivité humaine (passions, émotions n'est pas récent. En effet, Cicéron avançait déjà que la passion est un ébranlement de l'âme opposé à la droite raison et contre nature tout comme Démocrite soulignait que le soleil est souvent obscurci par les nuages et la raison par la passion Une tradition philosophique remontant à l'antiquité grecque oppose l'affectif au raisonnable. La passion est comprise comme un phénomène échappant aux règles de la volonté et de la raison. [...]
[...] L'accusé revendique l'erreur de jugement, l'accident en somme. Dans ce cas, l'officier de police est-il coupable ? peut-on lui imputer la responsabilité de son acte en regard des révélations faites par l'IRMf ? Est-il raciste ? Ici, on peut faire intervenir un troisième terme : la volonté. Deux analyses sont alors possibles : l'intellectualiste soutiendra qu'un individu poussé par des pulsions mauvaises qui commet des actes illicites peut être excusé car le désir l'a empêché de comprendre le caractère illicite de son acte, tandis que le volontarisme soutiendra que le désir l'a emporté sur la volonté. [...]
[...] Cette thèse tient compte des réalités que tendent à dévoiler peu à peu les neurosciences. Les nombreux cas de lésions du cortex préfrontal ventromédian tel celui de Gage l'attestent également. La tradition qui propose de traiter les passions, les émotions, comme un phénomène parasitant la juste et droite raison parait donc révolue, devant ce qui peut être une réflexion plus pertinente. Il est toutefois nécessaire de prendre garde aux conclusions que l'on tire : dire que les émotions sont corrélativement pertinentes au s ystème rationnel dans la vie morale, que l'affectivité intervient dans le processus de prise de décision, ce n'est pas dire que si l'on note la présence de peur, ou de colère, à la vue d'un visage étranger, il y a racisme, i.e, la présence de l'émotion devant un stimulus particulier n'implique pas nécessairement une valeur morale précise. [...]
[...] Les émotions jouent ainsi un rôle primordial en éthique en révélant au sujet des faits moraux. L'idée que développe Tappolet ou bien Mulligan est que l'émotion révèle un élément moralement pertinent du monde, comme une sorte de grille de lecture éthique de faits et évènements qui ne le sont probablement pas, i.e, comme un effet loupe soulignant le caractère moral d'un fait. En définitive, il semble qu'il y ait de bonnes raisons, philosophiques, ps ychologiques, et scientifiques, de penser que le système affectif humain est partie prenante du processus de décision précédant l'action, et donc important pour les comportements moraux. [...]
[...] Deux positions sont alors possibles : l'externalisme ou l'internalisme Pour l'externaliste, un jugement moral n'est jamais intrinsèquement motivant, pour qu'il le devienne il faut ajouter un élément extérieur (une émotion par exemple). Adina Roskies explique alors le comportement de Gage de la façon suivante : il porte des jugements moraux corrects, mais ils ne le motivent pas puisqu'il n'agit pas en conséquence. En un mot, la vie éthique est une collaboration entre des éléments cognitifs et conatifs. En revanche, pour l'internaliste, les jugements moraux sont intrinsèquement motivant. [...]
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