Un homme sans mémoire ne vivrait que dans l'instant, il resterait soumis à la chose qu'il perçoit sans pouvoir s'en détacher. En l'arrachant à l'actualité qui le saisit, la mémoire prépare la libération de l'homme. Cette dernière peut certes devenir illusoire lorsque la mémoire n'est qu'un refuge dans lequel on fuit nostalgiquement la souffrance d'aujourd'hui. Mais elle peut être réelle lorsque la mémoire nous fait accéder à un plus juste rapport avec le présent. La mémoire apparaît alors comme le paradoxal détour par lequel l'esprit doit s'éloigner de l'actualité pour mieux la retrouver.
[...] Si la mémoire nous détache de l'actualité, c'est pour mieux y revenir. La mémoire permet une meilleure compréhension du présent. Ainsi, pour apprécier la portée et la signification de l'actualité au sens journalistique du mot, il est indispensable de recourir aux études historiques. On découvrira par elles les causes lointaines des phénomènes actuels, on sera plus apte à juger la situation dans son irréductible singularité. On ne peut s'ouvrir à la richesse de l'actualité qu'en commençant par se détacher d'elle. [...]
[...] Comme le montrent les analyses de Bergson dans L'Essai sur les données immédiates de la conscience, dans le temps intimement vécu par la conscience - en langage bergsonien, la durée passé, présent et avenir s'interpénètrent. Ce n'est que par une spatialisation de la durée que le temps devient une ligne où les différents instants se succèdent dans un rapport d'extériorité semblable à celui des points géométriques. La mémoire seule permet donc de devenir conscient. Avant même de faire exister le passé, elle nous libère de l'emprise de l'actualité en nous en faisant prendre conscience. Sans mémoire, nous serions semblables au caillou qui demeure entièrement dans son être actuel. [...]
[...] En réinterprétant les textes, les mythes, les symboles du passé, on s'ouvre des horizons nouveaux. Ainsi, chaque époque a pu produire une interprétation nouvelle de la Bible. L'homme ne donne sens à sa situation présente et n'entrevoit la possibilité d'une évolution, qu'en se comprenant comme l'aboutissement d'une lignée. C'est en s'appropriant, sans asservissement, l'héritage légué par les anciens que l'on découvre sa propre voie. La mémoire est libératrice. Avec la tradition, nous touchons à un rôle important de la mémoire : elle est un lieu d'identité. [...]
[...] La mémoire libère donc de l'emprise de l'actualité en faisant exister le passé. Le présent, au lieu d'être précipité dans le néant par l'écoulement du temps, se maintient dans un certain degré de réalité en devenant le passé dont quelqu'un se souvient. La mémoire lutte donc contre la fuite du temps. Elle essaie de faire échec à la précipitation de toutes choses vers le non-être. C'est ainsi que l'on s'efforce de maintenir les souvenirs des disparus par des inscriptions funéraires ou des monuments commémoratifs. [...]
[...] Voilà la statue devenue odeur de rose; et rien de plus, de l'aveu même de Condillac. Comment de là arrivera-t-elle à la conscience de cette odeur, c'est-à-dire à la sensation vraie? Ici les objets extérieurs n'y peuvent rien, ni les sens non plus. Vous aurez beau présenter à la statue, après une rose, une violette, un jasmin ; la statue, pour Condillac, deviendra tour à tour odeur de rose, odeur de violette, odeur de jasmin; elle deviendra ces odeurs, elle ne les sentira point. [...]
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