Lorsque nous feuilletons les Pensées de Joseph Joubert, nous pouvons lire ceci : « Civilisation! Grand mot dont on abuse, et dont l'acception propre est ce qui rend civil. Il y a donc civilisation par la religion, la pudeur, la bienveillance, la justice; car tout cela unit les hommes ». De même, lorsque l'on ouvre Le génie du Christianisme de Chateaubriand, nous pouvons lire que « les sentiments les plus merveilleux sont ceux qui nous agitent un peu confusément : la pudeur, l'amour chaste, l'amitié vertueuse sont pleines de secrets ».
Ecrites lors de la première moitié du XIXe siècle, ces deux citations peuvent ouvrir la porte à une réflexion intéressante à propos de la pudeur. En effet, quand Joubert la voit comme ce qui lie les hommes en une civilisation, Chateaubriand en parle comme d'un sentiment intime. La voir comme à la fois individuelle et collective peut constituer une première brèche sur le caractère problématique de ce terme.
Mais avant cela, et pour commencer, il semble nécessaire d'apporter quelques précisions à cette notion à laquelle nous allons nous intéresser. La pudeur est généralement désignée comme un sentiment de gêne à l'égard de ce qui peut entamer l'estime de soi et qui interdit le regard d'autrui sur sa vie intime (ce qui revient à « avoir de la pudeur »), mais également une attitude de retenue qui empêche de dire, écouter ou faire certaines choses pouvant blesser la délicatesse d'autrui (ce qui revient à « avoir la pudeur de » ne pas faire quelque chose).
Située entre la honte, le sexe, la nudité, la peur et la coquetterie, la pudeur se positionne entre le dicible et l'indicible et semble majoritairement exister dans un mouvement dialectique où alterneraient un voilement, un dévoilement et un revoilement. Malgré cela, elle semble incertaine, ambiguë, voire par moments contradictoire. Et pour cause, elle semble universellement présente, mais extrêmement relative ; elle peut être vue comme une vertu garante de la condition humaine ou comme quelque chose de mal, voire d'horrible ; elle semble discréditée socialement, excluant de la sphère publique certaines choses capitales sur lesquelles nous aurons le loisir de revenir et pourtant, elle paraît nécessaire.
Dès lors, nous pouvons relever trois problèmes partiellement responsables du caractère fuyant du terme à propos de son origine, de sa finalité et de sa nécessité. Faut-il voir la pudeur comme quelque chose de naturel (et donc d'universel) ou comme quelque chose de culturel (ce qui la rendrait relative) ? Faut-il lui trouver une fin dogmatiquement vertueuse et ainsi défendre un primat de l'âme sur le corps ou une fin dangereuse et défendre, au contraire, un primat du corps sur l'âme ? Enfin, comment la concevoir comme une nécessité sociale ?
[...] Pour cela, nous nous appuierons majoritairement sur la définition de la pudeur dans le Dictionnaire du corps. Nous pouvons partir du présupposé selon lequel la pudeur existe chez tout sujet normalement structuré et qu'elle se forme dès les premiers mois de la vie. Elle naît et se développe en introduisant du jeu dans les mouvements du regard. D'abord, refus momentané du regard de la mère ou sur la mère, elle participe à la construction de l'autonomie physique et psychique du nourrisson. [...]
[...] Enfin, la pudeur peut agir en nous comme une sorte de panoptisme. A la base, le panoptique est une architecture carcérale imaginée par Bentham permettant d'observer les prisonniers sans que ceux-ci ne puissent réellement savoir s'ils le sont. Ce dispositif crée alors un sentiment d'omniscience invisible. Dans Surveiller et punir, Foucault en fait le modèle philosophique abstrait d'une société disciplinaire. Il y voit une technique d'observation transcendant toutes les institutions sociales sans que le citoyen ne sache qu'il est observé. [...]
[...] Cette grande variabilité peut s'expliquer par le caractère intérieur de la pudeur dans la mesure où elle varie selon les individus, les âges et les circonstances. Mais devons-nous nous satisfaire d'une réponse unique ? Ne sommes-nous pas à la merci d'un contre-exemple qui pourrait arriver ? Serait-il possible, voire légitime, pour ne pas dire meilleur, de tenter de lier les aspects naturels et culturels de la pudeur ? C'est ce que nous allons tenter de faire désormais par deux façons, une où la pudeur sera naturelle et culturelle et une où elle sera naturelle puis culturelle. [...]
[...] Dans le Traité de la bienséance, Hippocrate parle d'un devoir de pudeur à la place du secret médical. Cela consiste à passer un accord avec le patient selon lequel s'il dit tout (s'il ne ment pas), alors le médecin ne dira rien (il ne divulguera pas les secrets). Ce devoir n'est qu'un impératif pratique ; il n'est donc ni absolu, ni éthique, ni dogmatique. Ici, la pudeur permet de faire un bon médecin, sans aucune ambition téléologique comme l'argent, les honneurs, la bonne réputation. [...]
[...] Le christianisme en a fait une vertu qui humanise et qui pose un véritable rideau de fer entre les hommes et tous les êtres vivants composant notre planète (la pudeur servirait de crédit à l'unicité de l'homme donnée par Dieu) quand la tradition islamique en fait une vertu garante de paix sociale. Ce qui peut être intéressant de noter, c'est que du côté chrétien, la pudeur garantit l'humanité quand, dans le côté islamique, elle semble chercher à empêcher une animalisation liée au désir que donne le corps de la femme. Ce primat de l'âme sur le corps doit néanmoins nous interpeler, et ce, de deux manières. [...]
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