Symbole de la croyance en les progrès de la science, Condorcet dès 1793 écrivait dans l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain : «De même que les sciences mathématiques et physiques servent à perfectionner les arts employés pour nos besoins les plus simples, n'est-il pas également dans l'ordre nécessaire de la nature que les progrès des sciences morales et politiques exercent la même action sur les motifs qui dirigent nos sentiments et nos actions ? […] La bonté morale de l'homme, résultat nécessaire de son organisation, est, comme toutes les autres facultés, susceptible d'un perfectionnement indéfini. La nature lie par une chaîne indissoluble la vérité, le bonheur et la vertu »
Cette vision s'inscrit dans le progressisme, idée selon laquelle le progrès (parce qu'il se définit comme processus continu, cumulatif, irréversible et indéfini d'amélioration ou de perfectionnement général de la condition humaine) est assurance du bonheur humain.
Pourtant, on observe depuis les années 1960 (prise de conscience des problèmes climatiques et environnementaux) et a fortiori depuis le début du 21e siècle, un renversement dans l'opinion publique. En effet, si la science et la technique étaient autrefois (depuis milieu 19e siècle) jugées toutes bénéfiques à l'Homme, elles ne sont aujourd'hui plus vues comme un instrument de libération.
On ne célèbre plus les exploits de la science sans jamais nous mettre en garde contre les apprentis sorciers et la figure récurrente de Frankenstein. Tout se passe comme si l'Homme perdait la maîtrise de ce qu'il avait lui-même créé. À l'heure où un fatalisme indéniable s'attache à la science et aux techniques, il semble légitime de se poser la question suivante : Le progrès des sciences morales et politiques favorise-t-il réellement l'épanouissement de l'Homme ? Le point de vue de Condorcet sonne-t-il de nos jours comme une prophétie ou plutôt comme une vision trop naïve et scientiste du progrès ?
[...] Le progrès est le pas collectif du genre humain pour Victor Hugo, il est la notion d'une ascension continue vers un terme idéal pour Jean-Paul Sartre. Si les grands penseurs semblent d'accord pour dire que les sciences humaines et sociales sont sources de progrès, c'est parce que les petits progrès (progrès de l'économie, de la sociologie, de la philosophie, de la justice) aboutissent vers un grand Progrès, nous dit Axel Kahn, généticien. Ce grand Progrès constitue la promesse et l'assurance des conditions d'épanouissement de l'Homme. [...]
[...] En somme, le constat est clair : le progrès des sciences n'est plus majoritairement jugé comme instrument de libération et de bien-être comme il l'était au milieu du XIXe siècle. A l'inverse, il est devenu source de méfiances, l'homme devenant dépassé par ce qu'il a lui-même crée. Jouant à l'apprenti sorcier, il a perdu la maîtrise de sa maîtrise et ne sait plus arrêter la machine du progrès. Les fondements de la rationalité scientifique entrent en crise. Alors que les scientifiques étaient considérés comme porteurs de la morale universelle, ils deviennent perçus comme de grands naïfs, pire des agents de manipulation nous signale Dominique Lecourt. [...]
[...] Il refuse le concept de progrès, tout simplement parce que toute idée de progrès incite à une évaluation, un jugement de valeur. L'attitude scientifique qui consisterait en une soumission objective de l'esprit au réel, et qui nierait toute absence d'objectivité (ce qu'on appelle la neutralité axiologique), est alors une pure illusion dans les sciences humaines, comme nous le fait remarquer Leo Strauss. On ne peut aborder, décrire un phénomène social et humain sans aucun pathos, sans aucune subjectivité tout simplement parce que parler de progrès oblige forcément à reconstruire intellectuellement les périodes passées afin de pouvoir effectuer des comparaisons. [...]
[...] On s'est rendu compte qu'une volonté collective de faire le Bien pouvait faire le Mal, qu'une idée trop précise du bien pouvait aboutir à la catastrophe. Dans ce flottement, cette crise de confiance envers la science et le progrès, la question de l'éthique revient tout naturellement sous les feux de la rampe. Or, ce retour n'est pas forcément bon signe. En effet, ne s'intéresse-t-on pas à l'éthique seulement quand ça ne va pas bien ? Un peu à la manière dont la liberté est prônée plus que jamais en période d'oppression, l'éthique est mise en avant à l'heure où les Hommes se sentent maltraités. [...]
[...] En effet, la science ne doit pas nous dire comment le monde devrait être. Dans le deuxième cas, rejeter la science et son progrès en raison de leurs dangers potentiels, c'est oublier que toute aventure humaine comporte une part de risque. Il faut faire en sorte que l'avenir corresponde à nos désirs, plutôt que de le craindre. Cela demande d'anticiper l'effet de nos actions sur l'avenir et demande réflexion et renoncements. Il faut donc opter pour une position intermédiaire : cessons d'attendre tout de la science, comme d'attendre tout de son rejet. [...]
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