« Le poète doit laisser des traces, non des preuves. Sur les traces font rêver. » Cet aphorisme de Char définit le rôle du poète : le poète a quelque chose à laisser, mais ce qu'il laisse doit être du côté de la suggestion, non du discours terre-à-terre (les « preuves ») car son rôle est avant tout de « faire rêver. »
Faire rêver, nous libérer de la triste réalité, nous permettre de nous évader, tel serait le rôle du poète. Cette conception se rapproche de celle du sujet : « Le poète doit embellir le réel. » Le réel, ce qui est, la vie quotidienne, avec ses laideurs et ses malheurs ne devrait pas être dit de manière réaliste par le poète. Le rôle du poète serait non pas de dire la réalité (en opposition avec le romancier peut être par exemple), mais de l' « embellir », de la magnifier. Peut-on effectivement définir de cette manière le rôle du poète ?
[...] La poésie en prose rejette, aussi bien sur la forme que sur le fond, une vision de la poésie détachée du réel. La poésie ou le jeu de récréation permanent du réel Dénoncer le réel Le sujet nous dit que le poète doit « embellir » le réel. Mais ne peut-on pas imaginer d'autres rapports vis-à-vis du réel ? Le poète peut ainsi déplorer le réel : c'est le cas de Du Bellay dans Les Pensées : s'il embellit la terre d'exil, il enlaidit au contraire le séjour romain, se moque par la satire de cette « réalité ». [...]
[...] On pourrait étudier dans la même optique le poème de Rimbaud déjà cité : « Les chercheuses de poux » : l'acte tout à fait banal, trivial, devient lourd de tendresse, voire de sensualité, d'émotions confuses de l'enfance : « L'enfant se sent selon la lenteur des caresses/ Sourdre et mourir sans cesse/ Un désir de pleurer. » Conclusion Dire que le poète doit « embellir » le réel semble provenir d'une vision trop restrictive, trop apollonienne de la poésie. [...]
[...] Le poète ne cesse de jouer avec le réel, de révéler sa profondeur, de le transfigurer que ce soit vers la beauté ou la laideur, catégories sans cesses redéfinies et repoussées. [...]
[...] Ainsi Baudelaire rejette de manière provocatrice le diktat de la poésie comme embellissement du réel : dans les Fleurs du mal la poésie dit tout le réel dans sa nudité, sa laideur, voire son horreur. C'est ainsi que fonctionne le très provocateur poème « Une charogne » : dans un langage poétique parfaitement maîtrisé, le poète décrit en détail la décomposition du cadavre rongé par les vers . On peut également penser au poème « Le vin de l'assassin » où la réalité n'est pas du tout embellie, puisque l'assassin chante son crime et son ivresse : « Je l'ai jetée au fond d'un puits,/ et j'ai même jeté sur elle/ tous les pavés de la margelle/ je l'oublierai si je le puis. [...]
[...] Embellissement du réel : la mort est évoquée par un vers parfaitement rythmé (alexandrin avec coupure à l'hémistiche), avec une litote plutôt que l'évocation brutale du décès (« elle a vécu ») et un jeu sur les sonorités (presque toutes les voyelles sont présentes, la sonorité finale en « ine » ouvre le vers). On peut également penser à la poésie dans les tragédies classiques, qui n'évoque jamais brutalement le réel, mais l'embellit toujours : on peut penser à la prise de Troie, scène de massacre et de pillage sublimée par les vers mis dans la bouche d'Andromaque (« Songe, songe Céphise à cette nuit cruelle ») ou à la « fureur » de Phèdre magnifiée par les vers raciniens. Une vision restrictive ? [...]
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