L'ambivalence de la notion de travail transparaît fort bien dans le fait que toutes les langues européennes, anciennes ou modernes, possèdent deux étymologies séparées pour désigner ce que nous considérons habituellement comme une seule et simple activité. Nous avons ainsi en grec les termes passein et ergazestai, en latin abore et facere, en anglais labor et work, en allemand arbeiten et wirken, en italien lavorare et operafe, en espagnol trabajar et obrar, en français travailler et oeuvrer, etc.
Il y a donc deux définitions possibles du travail, salutaire ou aliénant, expression de l'homme ou son oppression. Tantôt malédiction mythique par quoi l'homme expie le péché originel après avoir été chassé d'Eden, renvoyant en cela à l'étymologie latine tripalium, lequel était un instrument de torture, tantôt bénédiction par quoi l'homme accomplit son essence, le travail renvoie aussi bien, et de façon contradictoire, à la souffrance qu'au plaisir, à la servitude ou à la délivrance (...)
[...] Si le travail caractérise l'homme, c'est qu'il n'a eu d'autre possibilité de vivre que de s'en donner les moyens, ayant à produire, à élaborer les conditions mêmes de son existence, grâce à quoi il a échappé à la condition d'animal. En effet, c'est d'avoir été longtemps inadapté qui fait que l'homme a dû faire preuve d'une incessante application. D'où découle cette faculté à être travailleur, par quoi il transforme ses insuffisances en privilèges. Cette spécificité est donc bien notre caractère d'homme, puisque la notion de caractère renvoie à ce qui est commun à plusieurs choses ou êtres. Etant entendu que le travail est assurément le caractère commun des hommes, est-il pour autant leur caractère propre? [...]
[...] Cette frivolité en plein cœur de l'ascétisme est autant celle du penseur que du jouisseur. N'est-ce pas quand nul travail n'est possible, d'aucun but accessible par aucune entreprise, n'est-ce pas alors que l'homme se caractérise d'être l'ouvrier même de l'être, pur travailleur qu'on peut dire constructeur d'une persévérance de l'être ? Ainsi ce ne serait pas le travail qui caractérise l'homme, mais à l'inverse le caractère, la force d'âme, qui élabore l'homme, fait de lui un chantier perpétuel. Ainsi peut-on commencer à soupçonner que chez l'homme, le travail n'est pas seulement l'action vitale d'assouvir un besoin, mais l'insatiable élan d'un désir sans fin. [...]
[...] Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l'amour et à la haine, il présente constamment à la vie un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l'on travaille dur en permanence aura d'avantage de sécurité : et l'on adore aujourd'hui la sécurité comme la divinité suprême. Et puis ! épouvante ! Le travailleur justement, est devenu dangereux/ Le monde fourmille individus dangereux Et derrière eux, le danger des dangers - l'individuum ! Qui glorifie le travail ? [...]
[...] Le renversement soudain de la fin du texte Et puis ! épouvante ! presque énigmatique, donne lieu à trois interprétations possibles. On pourrait assister à une révolte du travailleur, à une prise de conscience de son aliénation et s'organisant pour revendiquer ses droits, d'où l'épouvante de ceux qui détiennent le pouvoir ; mais c'est là tirer Nietzsche du côté de Marx, alors que leurs pensées sont extrêmement différentes. Il pourrait également y avoir création d'un individualisme paradoxal, dans la mesure où les individus, atomisés et désolidarisés, ne penseraient plus qu'à leur propre petit intérêt égoïste. [...]
[...] Cela permet de distinguer le travail de l'art qui est aussi une transformation mais qui ne satisfait pas des besoins. Cette définition permet par ailleurs de poser qu'il n'y a pas de travail pour les animaux dans la mesure où une société est une association volontaire, ce qui n'est pas le cas des sociétés animales, régies par l'instinct. Ainsi, ce qui semble caractériser d'abord le travail, c'est qu'il est soumis au règne de la nécessité, dicté par des fins extérieures, par la contrainte, la peine, l'urgence du besoin ; or, ainsi que le formule Aristote : Toute action imposée par la nécessité est naturellement fâcheuse De fait, un certain nombre de tâches nous attendent, fortement standardisées, codifiées et réglementées. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture