Il est courant pour certains auteurs d'intituler leur autobiographie : « Ma vie, mon oeuvre ». Outre que cette formulation tend à imbriquer les deux concepts, elle laisse entrevoir à quel point le terme d'« oeuvre » est générique. Désigne-t-il l'oeuvre de l'auteur en tant que produit fini (ses ouvrages, pour un écrivain), ou bien son action dans le monde (une oeuvre de bienfaisance, par exemple), ce qu'il laissera derrière lui ? Et l'autobiographie en question ne vient-elle pas, elle-même, s'inclure dans cette « grande oeuvre » ? Devant toutes ces alternatives, on est en droit de se demander ce qu'est exactement une oeuvre. Le terme désigne à la fois le travail, la tâche, l'action effectués par un agent quelconque, humain ou non, et l'objet, le système, résultant de cette action, c'est-à-dire à la fois l'activité et le résultat de cette activité. Dans ces derniers cas, il peut s'agir d'une production de l'esprit, du talent (dans le cas d'une oeuvre artistique, entre autres), aussi bien que du résultat d'un changement opéré naturellement, par exemple. Et si, comme le veut la sagesse populaire des fables de La Fontaine, c'est à l'oeuvre qu'on connaît l'ouvrier, alors nous serions bien avisés de prendre garde à la façon dont nous oeuvrons...
[...] Il peut également s'agir d'une œuvre négative. Ainsi, on dira que l'extermination des juifs est l'œuvre des nazis. En outre, l'œuvre humaine se distingue de l'œuvre non humaine par l'intention dont l'ouvrier investit son œuvre. L'œuvre humaine n'est pas forcément finalisée, dans le sens où on ne lui assigne pas forcément un but, une fonction, un objectif précis : on ne fait pas forcément une œuvre artistique en vue de par exemple ; mais l'artiste commence par exprimer une intention, ne serait-ce que celle d'œuvrer. [...]
[...] Il faut, pourtant, coûte que coûte, laisser quelque chose derrière soi. Dans la philosophie existentialiste, un écrivain n'est que la somme des livres qu'il a écrit. Pour Sartre, il n'y a de réalité que dans l'action et l'ouvrier ne peut se définir que par l'œuvre qu'il laisse derrière lui. Il n'y a pas de génie autre que celui qui s'exprime dans des œuvres d'art : le génie de Proust c'est la totalité des œuvres de Proust explique le philosophe existentialiste. [...]
[...] C'est tout aussi vrai dans le cas des œuvres non humaines : l'œuvre du temps, par exemple, se définit par un changement opérée sur les choses, lesquelles grandissent, atteignent leur maturité, puis se détériorent et se désagrègent finalement. L'acte de (relative) nouveauté ne peut s'exprimer dans l'œuvre humaine qu'à travers le traitement réservé à la matière ouvragée qu'on va transformer. C'est ce que l'écrivain Ray Bradbury met en lumière quand, dans Fahrenheit 451, il affirme que la différence entre l'homme qui ne fait que tondre le gazon et un vrai jardinier réside dans le toucher. [...]
[...] En transformant le matériau de base, l'ouvrier se transforme lui- même. L'œuvre permet d'acquérir quelque chose, ne serait-ce que, prosaïquement, de l'argent pour l'ouvrier qui vit de son travail, mais il peut également s'agir d'un épanouissement, de courbatures, d'une satisfaction ou d'une déception devant l'œuvre accomplie On peut abandonner son ouvrage fourbu ou plus intelligent, on en sort invariablement différent. L'œuvre œuvre, donc, sur l'ouvrier. Il est fréquent, en outre, de voir l'œuvre finie se révéler différente de notre intention première, différente de ce qu'on voulait qu'elle soit, soit que l'exécution ne se soit pas déroulée tel que nous l'avions prévu, soit parce qu'étaient à l'œuvre, en nous, d'autres intentions qui nous demeuraient secrètes, qu'on pourrait qualifier d'intentions inconscientes, et qui ont eu des effets imprévus sur l'exécution de notre ouvrage. [...]
[...] l'écrivain va surtout se construire sa propre identité. L'œuvre peut être également un moyen de nous délivrer de nos passions, selon Descartes, en déchargeant l'énergie destinées à certaines passions que nous jugeons mauvaises, ou inappropriées, dans une activité plus valorisante (ce que la psychanalyse appelle la sublimation). Dans cette optique, l'œuvre agit davantage comme un prétexte Mais l'œuvre ne se contente pas d'œuvrer sur l'ouvrier, elle agit également sur celui qui la découvre (et qui peut être l'un de ses destinataires). [...]
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