Depuis l'Antiquité, le domaine propre à l'esthétique semble s'être limité à celui du beau. C'est à la philosophie morale de traiter le problème du mal, qui embrasse à son tour celui du laid. Que l'artiste n'est tel que parce que, et dans la mesure où, il crée de la beauté est une loi que tous les artistes respectent. Même si elle ne les empêche pas d'intégrer dans leurs oeuvres des êtres ou des éléments disgracieux. Pour l'esthétique classique, est beau ce qui plaît à la vue, est laid ce qui lui déplait. Avant d'être considérée comme une catégorie esthétique, et avant d'être l'objet d'un jugement de valeur, la laideur est d'abord l'expérience d'un pénible affect, celui d'une répulsion. La plupart du temps, on a défini le laid en opposition au beau, mais on ne lui a presque jamais consacré d'écrits détaillés, développés, mais seulement des évocations parenthétiques. C'est pourquoi un essai ou une histoire de la beauté peut avoir de nombreux témoignages théoriques, alors que pour la laideur il en va différemment, il faudra rechercher les documents dans des représentations visuelles ou verbales de choses ou de personnes conçues comme « laides ».
La question de la laideur s'est bien peu posée au cours des siècles, car il s'agissait surtout d'interroger la beauté, alliée alors au bon, au bien et au vrai, tel le Kalos Kagathos de Platon. De même, l'ancien Testament dénonce dans celui qui est laid, défiguré ou déformé, un affront à Dieu qui a créé l'homme à son image et ressemblance. La laideur est perçue comme un châtiment, la manifestation visible d'un péché et d'un vice, au contraire de la beauté qui s'apparente à un don gratuit, même à une vertu. Affectée de déficience ontologique, elle est traitée par Saint Augustin comme une apparence erronée, et cela rejaillit sur l'appréhension de l'art : la peinture est vanité et fausseté, puisqu'on n'admire pas les originaux ainsi que le note Pascal (Pensées, 134), dans le droit-fil de Platon (République, Livre III). À l'époque cartésienne, le laid est assimilé au désordre, à l'anarchie, à la passion. Des peintres comme Bosch ou Bruegel représentent des monstres, des excroissances de chair ; le peuple est figuré, souillé, ignorant. Cependant, une fois peinte, gravée ou dessinée, devenue motif artistique, la laideur accède à la haute sphère de la beauté. Ce qui paradoxalement renvoie à la philosophie de Plotin et à la fonction de spiritualisation qui est celle de l'art : l'artiste transforme la matière (laide) en une forme rationnelle (belle). (...)
[...] Mais voir le laid, est-ce seulement voir la non- beauté ? La laideur est la marque de l'œuvre du temps sur l'homme, le symbole de la mort chez Gagnebin, un des auteurs les plus engagés dans la recherche sur le laid. Les œuvres de Goya, d'Ensor ou de Cremonini déclinent ce thème de la finitude humaine, de la castration, de la mutilation en le rendant présent à travers l'immondice et l'inacceptable. La laideur a longtemps été expulsée de tout art et de toute pensée parce qu'elle est considérée comme la manifestation du moins être, mais elle a été revalorisée à l'époque moderne, autant du point de vue de la création artistique (Hugo, Préface de Cromwell), que de la perception artistique. [...]
[...] Ce serait une vision superficielle de l'idée que de la limiter à ce qui est tout simplement beau. Mais intégrer le laid ne signifie pas qu'il est esthétiquement au même niveau que le beau. En effet, le beau, parce qu'il repose en lui-même, peut aussi être produit par l'art sans aucune relation à autre chose, sans aucun arrière-plan plus vaste. Le laid est-il alors capable d'une telle autonomie ? Empiriquement, certes, il va de soi que le laid peut apparaître isolément, mais esthétiquement parlant, il est plus difficile d'admettre que le laid soit fixé abstraitement. [...]
[...] De nombreuses représentations du laid sont apparues, une bataille de la laideur. Une laideur de la provocation, mais pas seulement. L'Expressionnisme allemand sera une laideur de dénonciation sociale. De 1906, année de fondation du groupe Die Brücke (Le Pont), jusqu'à la montée du nazisme, des artistes comme Kirchner, Nolde, Schiele, Dix et d'autres vont représenter avec une certaine insistance des visages difformes et répugnants qui expriment le sordide, la corruption de ce monde bourgeois qui va devenir le soutien le plus docile de la dictature. [...]
[...] Diverses idées de beauté et de laideur s'opposent, et le schéma simpliste de la laideur en tant qu'opposé de la Khalogathia se complique. Platon, dans la République, considérant que la laideur comme manque d'harmonie est le contraire de la bonté de l'âme, recommande d'épargner aux enfants la représentation de choses laides, mais admet qu'il existe un degré de beauté propre à toutes les choses dans la mesure où elles sont en adéquation avec l'idée correspondante. Aristote, dans la Poétique, entérinait un principe qui allait rester universellement accepté au cours des siècles, à savoir que l'on peut imiter bellement les choses laides, et depuis les origines, on admire la belle façon dont Homère avait représenté la disgrâce physique et morale de Thersite. [...]
[...] Non pas celle d'une œuvre ratée, mais une laideur voulue, qui soit un caractère intrinsèque d'une œuvre parfaitement réussie Aujourd'hui nous demandons à l'artiste, avant toute autre chose, originalité, singularité, violence. La beauté est fade, mièvre, monotone Lydie Krestovsky dans Le Problème Spirituel de la Beauté et de la Laideur caractérise l'art de notre époque par la déformation, la déshumanisation, la désagrégation, et la place, sous le signe du tragique, du monstrueux et de la démonie spirituelle. Mais on ne doit pas identifier, si proches soient-ils, le vaste domaine du monstrueux et celui de la laideur. [...]
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