« L'homme est naturellement bon ; c'est la société qui l'a perverti », fait-on parfois dire, à tort, à Rousseau, tandis que Hobbes imagine un homme naturellement passionné et en perpétuel conflit, dont il a pu dire qu'il « est un loup pour l'homme ». Sont ainsi avancés des discours contradictoires qui tendent à valoriser ou dévaloriser la société, en fonction d'une nature humaine dont on présuppose implicitement ou explicitement le caractère spontanément bon ou mauvais. C'est en l'occurrence l'alternative qui pose problème, dans la mesure où elle laisse croire que la société, univoquement, rendrait l'homme soit bon, soit mauvais, comme le signifie l'acceptation courante des deux termes « dénaturer » et « humaniser », ce qui conduit à présupposer une « nature » première elle-même bonne ou mauvaise, modifiée secondairement par la société selon un sens inversé (...)
[...] L'homme est responsable devant l'humanité, disait en substance Sartre: accuser la Société de nos malheurs individuels, comme si elle agissait sur nous et malgré nous, alors que nous sommes tous des sujets souverains, est donc aussi absurde que l'attitude qui consiste à rendre Dieu ou la Nature, responsable du sens de notre existence. De tels discours, souvent prononcés par ceux qui détiennent un pouvoir, visent seulement à maintenir la majorité des hommes dans un esclavage ou une aliénation, alors volontaire s'ils sont tenus pour vrais. [...]
[...] Non seulement il ne faut ni dire que la société dénature l'homme, ni dire qu'elle l'humanise, si on entend par ces deux termes détériorer une nature bonne et améliorer une nature mauvaise parce que l'homme, par essence perfectible ou capable d'auto-nomie, est la cause des règles qu'il se donne, mais il faut même soutenir le contraire, puisque l'enjeu de tels discours est de maintenir la majeure partie de l'humanité dans un esclavage accepté alors par naïveté ou mauvaise foi Certes, il faut en revanche soutenir que la société, comme ensemble organisé de libertés qui précèdent la naissance de chaque individu, est à l'origine de l'humanisation de chacun, c'est à dire de sa réalisation comme conscience autonome, mais le bien ou le mal dépendent de la façon dont ces libertés sont organisées aussi bien individuellement que collectivement: la société n'est donc pas, en soi, cause de mon bonheur ou de mon malheur, comme si elle était une puissance quasi divine, face à laquelle chaque homme n'aurait plus qu'à s'incliner; elle ne l'est que dans la mesure où chaque homme en est un membre à part entière, responsable, fût-ce passivement, des valeurs que telle société reconnaît, et applique souvent injustement, quitte à chercher à justifier ces pratiques inhumaines par des discours sophistiques destinés à maintenir l'homme dans une crédulité qui l'aliène. [...]
[...] Dans la mesure où tout individu naît dans un monde qui obéit déjà à des règles sociales qui ont été instituées par d'autres hommes, c'est à dire par la société en général, dans la mesure où il doit apprendre ces règles (par exemple celles de ce qui deviendra sa langue) pour devenir un membre conscient de l'ensemble social, il aura tendance à tenir ces normes pour évidentes ou naturelles, en l'absence de regard critique. Ainsi naît l'ethnocentrisme, préjugé que dénonce Lévi-Strauss dans Race et Histoire, et qui conduit à tenir pour absolument bonnes les règles auxquelles notre société obéit, tandis que l'on tiendra pour mauvaises et étrangères les règles des autres sociétés, rejetées alors dans une barbarie, proche d'un état de nature, que la société qui est la nôtre aurait permis de dénaturer pour nous rendre civilisés Un tel préjugé qui oppose, sur le fond d'une prétendue nature barbares et civilisés, ne peut que susciter conflit sur conflit, au nom d'une humanité supérieure qui aurait pour mission légitime de purifier la race humaine, de ses ethnies barbares mais si, comme le dit Lévi- Strauss, le barbare n'est pas l'homme dépourvu de culture, mais celui qui croit à la barbarie alors il faut comprendre que tout homme, même le plus cruel, est bien humain, en ce qu'il réalise des valeurs propres, fussent-elles néfastes, tandis que humanité est une notion qui englobe la diversité des cultures et comportements humains, qu'ils soient bons ou mauvais. [...]
[...] Sujet: Faut-il dire que la société dénature l'homme ou qu'elle l'humanise ? L'homme est naturellement bon; c'est la société qui l'a perverti fait-on parfois dire, à tort, à Rousseau, tandis que Hobbes imagine un homme naturellement passionné et en perpétuel conflit, dont il a pu dire qu'il est un loup pour l'homme Sont ainsi avancés des discours contradictoires qui tendent à valoriser ou dévaloriser la société, en fonction d'une nature humaine dont on présuppose implicitement ou explicitement le caractère spontanément bon ou mauvais. [...]
[...] Sans doute l'homme est-il naturellement un animal, si on entend par animal, tout être éprouvant ses besoins, mais, par son pouvoir essentiel de négation (cf. Bataille), il a aussi la capacité de nier constamment ce qu'il est dans un présent, pour déterminer son essence, qui ne précède pas son existence, si ce n'est comme pure possibilité d'être (cf. Sartre). Dans la mesure où il est impossible de soutenir que l'homme ait une nature déterminée, précisément parce qu'il vit en société, soit comme un être de culture qui acquiert ses moyens de vie et d'existence, il ne peut être, au sens fort, dénaturé si on entend donc par là qu'il perdrait une nature qu'il n'a pas; dans cette perspective, il ne peut pas être non plus humanisé, si on entend par là qu'il se transformerait bénéfiquement par rapport à un état originaire mauvais. [...]
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