A son origine, dit Rousseau, le groupe humain est incapable de se donner de bonnes institutions : il ne connaît que la misère de son état précaire et les menaces de guerre de tous contre tous. Ce stade pourtant n'a pas de cadre moral car "là où il n'y a point de société il ne peut y avoir ni Justice, ni clémence, ni humanité, ni générosité, ni modestie "; c'est du "commerce" entre les hommes "que sont nés leurs vertus et vices et en quelque manière tout leur être moral".
Cet avènement de la moralité se fait donc parallèlement à l'avènement de la société, en tant qu'elle est commerce que les hommes entretiennent entre eux ; ce commerce se dote de lois, d'institutions politiques, qui gèrent et gouvernent les affaires publiques, et c'est cette pratique du pouvoir que l'on appelle alors "politique", "action politique" (...)
[...] Doit- elle pour autant être subordonnée à la morale ? Cela supposerait qu'elle dépende de la morale et ainsi, en quelque sorte, qu'elle lui soit d'emblée inférieure, qu'elle s'accepte comme moins noble Or cette conception pose le même problème que l'action politique qui voudrait s'affranchir de la morale car, dans son extrémisme, elle crée une opposition qui n'a pas lieu d'être. Si la morale définit une hiérarchie des valeurs en fonction de laquelle l'action politique s'évertue à trancher, il n'y a en effet pas lieu de comparer sur le même plan morale et politique, comme si l'une pouvait s'opposer à l'autre, comme si l'une pouvait remplacer l'autre ou se passer de l'autre. [...]
[...] Ma conception morale se passe de toute justification strictement rationnelle, elle est simplement justifiée en tant qu'elle est issue de ma conscience morale même, d'une instance dont je dispose nécessairement parce que je suis cet être humain en commerce avec les autres et que cette position, elle, n'est pas relativisable Dès lors, cette instance est en quelque sorte un outil qui ne se prend pas pour objet : de la même façon que je ne pèse pas une balance, mon système moral est neutre parce qu'il est système, instance, il pèse et mesure selon une réalité, il est ou il devient (nécessairement) faculté. Refuser la subordination de l'action politique à la morale en appelant préjugés moraux l'ensemble des principes qu'elle produit, c'est nier totalement toute hiérarchie des valeurs dont a justement besoin l'action politique comme base. Car l'aspect fondamental de l'action politique est la décision : l'action, en effet, est prise en main d'un donné que l'on pourrait théoriquement se contenter de vivre passivement et en cela elle doit se confronter à des choix, elle doit trancher entre différentes voies. [...]
[...] En effet, et c'est ce que soutient Kant, la morale, en tant qu'elle est du ressort du devoir, est réalisable, elle est, de fait, par sa nature morale, du domaine du possible, de l'atteignable : autrement dit, tu dois donc tu peux Ainsi, si l'action politique peut être subordonnée à la morale, c'est d'abord parce qu'elle le doit absolument : la morale n'a de sens que si elle couvre les champs du possible en tant qu'elle est ensemble des principes de jugement et de conduite qui s'imposent à la conscience individuelle ou collective comme fondés sur les impératifs du bien, c'est-à- dire, en quelque sorte, doctrine de la réalité dans la réalité, idéal, certes, mais idéal atteignable, au sens du plus haut degré de perfection concevable, non d'une existence recluse dans l'entendement. A considérer dans l'opposition morale/politique même l'argument de l'efficacité qui serait à l'origine de ce schisme, on peut s'interroger sur les fins que cela suppose donner à la politique. En effet, dire que la morale, inaccessible, gêne l'efficacité de l'action politique lorsqu'elle s'y attache, c'est supposer que le seul but de la politique est l'efficacité et en quelque sorte, le rendement. [...]
[...] L'action politique est donc bien action morale sans pour autant être complètement subordonnée à une morale qui l'aveuglerait et qui lui ferait finalement causer plus de mal que bien. C'est alors le critère de justice, et de justesse pourrait-on dire, qui doit définir l'action politique, en tant que la justice est le bien adapté au cadre politique. Dans l'Éthique à Nicomaque, Aristote rappelle ainsi que la morale relève d'abord de la pratique et de l'expérience et qu'on ne saurait donc établir des règles a priori de l'action car celles-ci varient selon les situations particulières rencontrées, elles relèvent d'un discernement de la juste mesure, c'est-à- dire de ce qu'il convient de faire au mieux, au moment opportun et selon les circonstances : tout notre raisonnement sur ce qui concerne l'action doit n'être que général et sommaire, comme nous l'avons dit au début, parce qu'il faut demander des raisonnements appropriés à la nature de la matière traitée. [...]
[...] Pourtant cette subordination, au-delà de l'opposition artificielle de l'efficacité en politique et l'inaccessible idéal moral, implique en tant que telle la cécité de l'action politique qui nuit à la morale qu'elle voulait servir en oubliant que la morale est aussi lecture de son contenu par les composants de la réalité. [...]
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