Lorsque la pensée contemporaine définit l'homme comme un « être pour-la mort », elle ne se contente pas de dire élégamment une banalité : que chacun doit un jour mourir. Elle inscrit la mort dans l'existence elle-même, comme sa clôture et la fin vers laquelle elle se dirige en permanence. Cette insistance sur l'inscription de la mort comme horizon constitutif de l'existence souligne la finitude de l'humain, mais justifie du même coup ses tentatives les plus diverses pour échapper, d'une façon ou d'une autre, à cette dernière.
Conscient de la limite imposée à sa propre vie, l'homme cherche inlassablement à la transgresser. Mais une telle transgression est-elle possible ? Peut-on authentiquement triompher de la mort ?
[...] Dans tous les cas, la survie de l'âme rassure le vivant : la mort concerne le seul physique. Toute affirmation d'immortalité spirituelle compense ainsi l'angoisse d'une disparition intégrale. Mais on peut aussi concevoir que, du corps lui-même, tout ne disparaît pas. C'est la thèse de Schopenhauer : ce que je transmets à ma descendance continue à vivre d'une génération à la suivante, et il y a bien en moi une racine d'immortalité potentielle : mon patrimoine génétique. L'individu meurt, mais non sa lignée. [...]
[...] Le désir de triompher de la mort Qu'y a-t-il, dans la mort, de si insupportable ? L'être humain a beau savoir qu'il mourra nécessairement, et même que chaque instant vécu le rapproche inexorablement de sa fin, il ressent en lui un désir d'éternité qui se traduit par des tentatives très diverses pour affirmer qu'au-delà de la mort, quelque chose de lui peut subsister. Mais est-ce bien la mort en tant que telle qui est crainte ? Les épicuriens admettaient que, plus que la mort comme disparition, ce qui semble redoutable, c'est ce qu'on s'imagine comme sa suite nécessaire : le destin posthume de l'âme. [...]
[...] D'où la nécessité de la ritualiser, de lui imposer des marques culturelles, allant des soins donnés à tout cadavre pour qu'il échappe à son pourrissement naturel aux rituels magico-religieux de sacrifice, qui maîtrisent la mort en la distribuant au moment prévu sur des victimes également prévues (et parfois même préparées longuement à ce qui les attend). On triomphe alors de la mort en décidant de son moment. Or l'individu a lui-même la possibilité d'un tel triomphe C'est évidemment le suicide, qui peut avoir le sens d'un refus de la maladie ou d'un insupportable vieillissement, c'est-à-dire d'un abandon de la vie à son cours naturel ou biologique, et d'une volonté de contrôle sur ce qui, normalement, échappe au pouvoir humain. [...]
[...] Choisir de mourir en se supprimant, c'est-à-dire quand et comment on le décide, c'est maîtriser l'événement même de la mort et le transformer en un effet de la volonté. Alors que, ordinairement, la mort intervient toujours au mauvais moment, dans la mesure où elle interrompt tout projet ou action en supprimant l'avenir, celui qui choisit le moment de sa mort l'intègre dans son propre projet et la transforme en résultat d'une action qui est bien la sienne. Qu'il s'agisse de Sénèque ou de Montherlant, le suicidé prouve sa capacité à exercer sa volonté jusque dans le domaine qui, d'ordinaire, lui échappe. [...]
[...] Mais on doit aussi constater que les noms célèbres peuvent indifféremment être ceux de saints ou de héros positifs et ceux de grands criminels ou d'acteurs historiques dont l'action fut mauvaise : dans la mémoire des hommes s'inscrivent indifféremment les noms de Néron et de Marc Aurèle, de saint François d'Assise et de Landru. Étrange triomphe, qui est aussi bien celui du mal que du bien. Si le triomphe recherché doit être accompagné d'une valeur moralement positive (mais cela n'a évidemment rien d'obligatoire), on constate qu'il est sans douter mieux assuré par les œuvres que par le seul nom. Les bienfaits, l'art, les projets politiques améliorant une situation se présentent alors comme autant de traces garantissant une survie de leurs initiateurs. [...]
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