Quand un homme me rend service, je suis en dette à son égard, je lui dois quelque chose en échange (par exemple, mon aide lorsqu'à son tour il sera dans le besoin). Tant que je ne me suis pas acquitté de cette dette, je demeure son obligé : je lui suis redevable, désormais quelque chose lui est dû. L'obligation est donc un lien qui astreint, c'est-à-dire qui entrave, qui empêche la liberté de mouvement, d'où le sens moderne que nous donnons à ce terme : obliger, c'est contraindre, mettre quelqu'un dans la nécessité de faire quelque chose.
Comment alors pourrait- on tout à la fois rester libre et se sentir obligé ? Car enfin, la liberté ne se conçoit-elle pas d'abord comme absence de contraintes ou d'entraves ? En ce sens, demeurer libre, ce serait d'abord n'être l'obligé de personne, c'est-à-dire s'être libéré de tout engagement et de toute promesse, voire ne pas se sentir obligé par ses promesses passées. Mais ne pas tenir parole, est-ce là le sens de la liberté véritable ? Davantage même : n'avons-nous pas ici trop rapidement replié l'obligation sur la contrainte?
[...] Il suffit pour le saisir de reprendre l'exemple de Rousseau lui-même : si un brigand me menace de son pistolet et me met en demeure de choisir entre ma bourse et ma vie, je lui donnerai sans doute ma bourse ; mais il ne s'agit pas en fait d'un choix, puisque ma décision aura été dictée par la seule contrainte de son arme. S'il la laissait tomber par terre, si je parvenais à la ramasser, lui donnerais-je encore mon argent? C'est peu probable. Entendons par là qu'un pouvoir illégitime ne pourra obtenir ma soumission que par la force : si je consens alors à me démettre de ma liberté, c'est parce que je n'ai en fait pas d'autre choix que de m'en défaire. [...]
[...] Or le présent est le temps de la jouissance (le plaisir se vit toujours au présent) : c'est parce qu'il fait de la jouissance la seule finalité de la vie que Don Juan refuse de porter le poids d'hier autant qu'il refuse de s'engager pour demain. Au fond, ce qu'il n'accepte pas, c'est la possibilité de choisir elle-même, puisque choisir c'est toujours renoncer (choisir d'épouser une femme, c'est du même coup renoncer à toutes les autres). Pour Don Juan, tout le possible doit demeurer possible, parce que selon lui c'est cela, la liberté. [...]
[...] Car enfin, si tout est vide sauf moi, alors je vis dans un monde fantomatique où ma liberté même ne fait plus sens. Celui qui considère que rien n'est digne de séjour ou d'attache, celui qui méprise tout enracinement comme restreignant sa liberté, celui-là se meut dans un monde d'une richesse supposée indescriptible, et qui se révèle finalement la plus vide, au désespoir de l'artiste romantique. C'est moi qui l'ai fait, et à cause de cela, je peux le défaire : cette incapacité à s'incarner fait de la vie prétendument la plus riche en réalité la plus misérable. [...]
[...] Ne se sentir obligé par aucun des serments qu'on aurait pu faire, c'est au nom de la liberté renoncer à soi-même ; c'est pour tout dire, faire de la liberté même une chimère vide et vaine, puisqu'il n'y a plus alors de moi pour être libre. La liberté se conquiert dans la responsabilité face à soi-même, qui refuse de laisser l'existence s'émietter dans l'instant présent: être libre, c'est se sentir obligé, et d'abord par soi-même. Toute obligation est donc obligation de soi à soi : quand je promets, ce n'est jamais simplement devant autrui que je m'engage, puisque ce que je mets en gage dans la promesse, c'est celui que je serai, dont j'affirme qu'il tiendra la parole qu'à présent je donne. [...]
[...] C'est précisément pour cette raison que les lois obtiennent de lui le respect par obligation et non par contrainte. Je ne respecte pas la loi sous la contrainte d'un tiers : je la respecte parce qu'en la respectant, c'est ma propre volonté que je respecte, et pour tout dire moi-même. Or ne se soumettre qu'à soi-même, là est le véritable sens de la liberté : n'est libre que celui qui se sent obligé de respecter la loi, parce que cette dernière est l'expression de la souveraineté du peuple dont il est membre. [...]
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