La notion de liberté intérieure semble d'abord renvoyer à une expérience commune et fruste de la pensée ou de la subjectivité qui, en son for intérieur, se conçoit comme indépendance, c'est-à-dire capacité de se déprendre des contraintes extérieures et d'agir en vertu d'une causalité purement interne au sujet. Ainsi la liberté intérieure désignerait-elle, en premier lieu, par opposition au monde des choses et des nécessités, cet espace intime que le sujet se donne ou découvre lorsqu'il croit tout bonnement faire ce qu'il veut. Ce qui apparaît, dès lors, dans l'idée ou l'expérience naïve de la liberté intérieure, c'est l'opposition tranchée entre le sujet et le monde, dans la mesure où l'adjectif "intérieur" évoque ce qui est au-dedans d'un être, ce qui se passe dans l'esprit et délimite une sphère d'intimité. Liberté toute spirituelle, en somme, interne au sujet, repliée sur elle-même, et qui passerait pour la liberté authentique.
Or, lorsque l'idée de liberté est convoquée, le concept d'action ou d'activité apparaît également et, avec lui, celui d'extériorité. Par liberté, il conviendrait d'entendre l'intervention transformatrice de l'agent dans le monde tentant de s'approprier et de façonner l'univers des choses. Il n'y aurait alors d'action et de liberté qu'extérieures, si l'action désigne la réalisation ou l'exécution d'un projet, c'est-à-dire l'objectivation, dans une réalité externe au sujet, de dispositions internes comme la volonté, l'intelligence, l'esprit, etc. L'extériorité en question ne s'identifierait plus uniquement avec le dehors, le monde ou l'objet dans lesquels le sujet pourrait se perdre ou s'aliéner, mais coïnciderait avec le mouvement de projection de soi vers les choses qui semble au fondement de la conscience créatrice et libre. Ici c'est la notion de liberté intérieure qui fait pâle figure et apparaît bien creuse, en ce qu'elle semble instaurer une coupure artificielle et stérile entre la volonté et l'action, la subjectivité et l'ordre phénoménal.
La question : "peut-on parler d'une liberté intérieure ? ", nous invite alors à méditer ce paradoxe d'une liberté qui se donne simultanément à penser sur le mode de la clôture ou de la forclusion, où le sujet ne se pense et ne se vit que dans un mouvement de retrait par rapport à la réalité extérieure, et sur celui de l'ouverture ou de la transcendance, où le même sujet se fonde, se définit et se construit dans un contact dialectique avec ce qui n'est pas lui. Peut-on penser la " liberté intérieure " comme la liberté par excellence, comme la liberté authentique ? La notion de liberté intérieure n'est-elle pas éminemment contradictoire ? Ne désigne-t-elle pas une liberté illusoire, abstraite, vide de tout contenu? N'instaure-t-elle pas un dualisme caduc qui aurait comme vice rédhibitoire d'occulter l'essence de la liberté sur laquelle il s'agit précisément de s'interroger ?
La question posée porte donc sur la définition de la liberté authentique, la formule "peut-on parler " suggérant qu'il y aurait liberté et liberté. Nous nous demanderons alors, à partir d'une évaluation de la conception stoïcienne de la liberté intérieure, si cette notion n'est pas au fondement de l'idée même de sagesse et si l'on peut parler d'une liberté intérieure à titre de liberté authentique, en évitant l'écueil du dualisme.
[...] Avec Hegel, il semble que le dualisme soit évité et que l'on puisse penser une véritable liberté qui ne soit pas toute d'intériorité mais qui se donne à voir sur le mode de l'action et de l'ouverture au monde. De même, la liberté n'ayant de sens véritable qu'en tant qu'action des individus dans le monde et dans l'histoire, on peut alors considérer la liberté extérieure, c'est-à-dire la liberté politique, comme l'authentique liberté. Ainsi, dans la philosophie politique des Lumières, la liberté véritable s'incarne-t-elle dans la volonté qui se déploie sous la forme du droit et de la loi. [...]
[...] Si l'extérieur renvoie à tout ce qui échappe au sujet et le limite les choses, les nécessités, les contraintes de tout ordre comment parler d'une liberté extérieure sans tomber, du coup, dans une sorte de paralogisme ? Ainsi, lorsque la pensée commune, dans son expérience immédiate de la liberté, définit cette dernière comme une absence de contraintes, elle fait de l'intériorité une sorte de limite absolue qui émancipe justement le sujet des contraintes et des nécessités extérieures, limite où se manifeste le pouvoir grisant de la volonté qui s'impose à l'ordre imposant des choses. Cette notion de liberté intérieure est sous-tendue par une opposition radicale entre volonté et nécessité, sujet et objet. [...]
[...] Quel sens finalement pourrait bien avoir une pure liberté intérieure qui ne serait pas en même temps sociale, politique, voire historique ? Il semble d'abord que la distinction stoïcienne, au coeur de l'idée de liberté intérieure, entre " ce qui dépend de nous " et " ce qui ne dépend pas de nous instaure une dichotomie entre l'homme rationnel, source de l'assentiment et du jugement, et l'homme passionnel, extérieur à la nature du précédent. Le dualisme s'installe ici en l'homme. [...]
[...] La liberté intérieure que prône Calliclès est la liberté individualiste et égoïste de l'homme fort qui renvoie à une distinction fondamentale entre l'ordre naturel, censé incarner un modèle, et l'ordre conventionnel, celui de l'artifice des lois et des institutions sociales. Conception qui aboutit à une apologie de la tyrannie, puisque pour parler de liberté intérieure en ce sens-là, il faut neutraliser, fût-ce par la force, le mensonge ou la ruse, la contrainte extérieure que représente autrui. Ici, la liberté extérieure désigne une liberté factice, illusoire, inauthentique, une soumission à la contrainte artificielle de la société, exprimant lâcheté et démission du sujet qui préfère sacrifier ses passions plutôt que d'avoir le courage de les assouvir. [...]
[...] Qu'est-ce à dire alors, sinon que la liberté intérieure, pour un stoïcien, signifie une délimitation de notre sphère propre de liberté, " un îlot inexpugnable d'autonomie au centre du fleuve immense des événements, du destin " (Pierre Hadot, La citadelle intérieure, p. 99-100). Faculté de juger et d'évaluer qui signe le pouvoir intarissable de notre volonté, la liberté intérieure des stoïciens consiste précisément en un acte d'évaluation, s'exprimant par un jugement ou une opinion, à propos de nos actes, désirs, actions. La force intérieure morale et spirituelle - de l'individu en quête de liberté réside dans le fait que ses jugements et opinions proviennent de lui seul. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture