Lorsque le sophiste dit : « à chacun sa vérité », il semble prêcher la tolérance contre le fanatisme, alors qu'en réalité il cherche à imposer son opinion en manipulant l'esprit des autres et en les privant de tout repère.
De même, si chaque homme « est la mesure de toute chose », si toutes les opinions se valent et valent toutes comme vérité, pourquoi écouter Protagoras ? S'il dit vrai, il le dit comme vérité universelle, et par là même il dément ce qu'il énonce (...)
[...] Il est en effet paradoxal que ceux qui ne réfléchissent pas de façon personnelle, qui véhiculent à leur insu les idées reçues des autres, qui adhérent sans recul à une idéologie dominante, persistent à appeler ces pensées dont ils ne sont pas les auteurs vérité. Ils s'approprient les vérités des autres, sans chercher a les comprendre ni à les approcher par un effort personnel, et les nomment «leurs» vérités. Dans ces conditions, chacun sa vérité» revient bien à dire chacun ses préjugés». [...]
[...] En effet, mesurer les choses c'est les rapporter par la pensée à des normes communes. Dire chacun sa vérité» annule donc l'idée que les hommes par leur commune raison puissent s'accorder sur quelque chose de vrai. Pourtant, là encore, la formule s'avère, à l'examen, contradictoire : si des vérités particulières se contredisent, c'est que parmi elles il en est de vraies et de fausses. En effet, si deux affirmations sont contradictoires, elles ne peuvent être ni vraies ni fausses en même temps. La vérité de l'une implique nécessairement la fausseté de l'autre et réciproquement. [...]
[...] Alors, peut-on admettre la formule chacun sa vérité»? Certainement pas si :'est à la manière du sophiste pour annuler l'idée même de vérité, brouiller les repères, et dissoudre l'être en une poussière d'interprétations subjectives qui se vaudraient toutes. Mais l'idéalisme métaphysique qui entend invalider une telle formule emprisonne l'être dans les filets de nos catégories rationnelles et de nos exigences morales. Il ignore ainsi son caractère changeant, équivoque, qui fait qu'il n'y a de connaissance qu'interprétative et d'interprétation qu'au pluriel. [...]
[...] Mais ce n'est pas parce qu'elle nous sauve du pire - l'univers sophistique - qu'une doctrine est vraie. Nécessité morale n'est pas nécessité logique, encore moins nécessité ontologique. Platon semble bien, comme le soupçonne Nietzsche, avoir hypostasié nos espérances, c'est- à-dire conféré illusoirement une réalité absolue à ce qui n'est qu'une fiction relative à nos besoins. L'idée d'une vérité absolue, universelle ne serait qu'une idole, c'est-à-dire une image prise pour la chose même, parce qu'elle correspond à nos désirs et à nos craintes. [...]
[...] La formule sophistique à chacun sa vérité n'est donc pas acceptable. Elle l'est d'autant moins qu'elle conduit à des conséquences inquiétantes : si le corps est critère de toute valeur, pour chacun sa sensation devient critère du vrai, son plaisir critère du bien, sa force critère du droit. Si la vérité n'est pas une et universelle, force et ruse feront la différence. Tournons-nous alors du côté de ce qui fait l'essence de la vérité : est-elle une et universelle comme notre raison l'exige? [...]
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