Tout ce qui vit a des besoins, si tant est que vivre, ce n'est pas être autosuffisant, mais au contraire dépendre, pour sa propre survie, d'un milieu extérieur : la plante a besoin d'eau et de lumière ; l'animal de manger, de boire et de dormir. De ce point de vue, l'homme ne saurait faire exception ni constituer ce que Spinoza nommait « un empire dans un empire » : parce qu'il vit, l'homme connaît la pression du besoin et la nécessité vitale de sa satisfaction. Seulement, parce qu'il est doté de conscience et capable de se représenter lui-même, l'homme n'est pas qu'un être de besoins, c'est aussi et peut-être surtout un être de désirs. Le désir se distingue du besoin en ceci qu'il n'est pas issu de notre seule nature d'êtres vivants ; par conséquent, sa non-satisfaction n'entraîne pas nécessairement la mort. Pourtant, le désir a ceci de commun avec le besoin qu'il s'éprouve comme un manque : je désire par définition ce que je n'ai pas, tout comme j'ai besoin de ce qui me fait défaut. Or tout manque se traduit par une souffrance, celle-là même qui nous pousse à le combler, c'est-à-dire à le satisfaire, en sorte que la douleur semble être le symptôme du désir lui-même : nous savons que nous désirons quelque chose quand nous souffrons de ne le point posséder. Aussi la cause semble d'emblée entendue : on ne peut désirer sans souffrir. Mais si tout désir s'accompagne nécessairement de douleur, et d'une douleur plus grande à mesure qu'il est plus vif, alors il devrait s'ensuivre qu'une vie sans désir fût la seule vie véritablement heureuse ; mais il y a là quelque chose que le simple bon sens, et l'expérience la plus quotidienne, refusent d'admettre. Il peut certes bien arriver qu'un amoureux éconduit, emporté par sa souffrance, jure de ne plus aimer ; mais pourquoi ne tient-il jamais parole ? Sans doute sa douleur présente lui fait-elle oublier à quel point il avait été heureux d'aimer, avant que d'être repoussé, à quel point aussi il se sentait vivant et libre lorsqu'il était animé par son désir même.
[...] Car le propre des désirs non naturels et non nécessaires, c'est d'être ouverts à ce qu'il faut bien nommer la spirale de l'illimité : celui qui a soif d'honneur n'en aura jamais assez, tout comme celui qui aime l'argent en désirera toujours davantage. Quoi qu'il possède déjà, il se sentira encore malheureux, parce que celui qui veut être riche ne s'estimera jamais l'être assez pour l'être suffisamment, en sorte que ces désirs-là, parce qu'ils sont impossibles à combler, ne nous font connaître que la souffrance de l'insatisfaction et de la frustration. [...]
[...] Tout désir est donc en son fond désir de reconnaissance : voilà l'affirmation dont part Hegel, lorsqu'il s'agit pour lui d'élucider le concept de la conscience de soi. L'idée est bien la suivante : la certitude que j'ai de moi a besoin de l'assentiment d'autrui pour être réelle, et non une simple velléité vide ou chimérique. Ce qui différencie le fou qui se prend pour Napoléon de Napoléon lui-même, c'est que le fou est le seul à penser être ce qu'il croit. [...]
[...] Dans un tel combat, celui qui prend peur le premier a perdu : l'adversaire a le droit de jeter ses armes à terre, et en ce cas je n'ai plus le droit de le combattre ; mais il a par ce fait même renoncé à la liberté et devient mon esclave. Le premier qui recule devant l'horreur de la mort le premier qui préfère la vie à la liberté, celui- là a perdu, c'est-à-dire voit son humanité ne pas être reconnue par l'autre, en même temps précisément qu'il reconnaît l'humanité de l'autre. Être reconnu signifie disposer de celui qui reconnaît ; être épargné veut dire être soumis à celui qui est reconnu. Que faut-il en tirer eu égard au rapport du désir et de la souffrance ? [...]
[...] La question est finalement bien la suivante : du fait que le désir peut nous faire souffrir, peut-on en conclure qu'il nous fait souffrir nécessairement? Sans doute faudra-t-il commencer, pour répondre à cette interrogation, par élucider la nature du désir même, et d'abord en le différenciant du besoin, et ce n'est qu'ensuite que nous pourrons décider si l'expérience de la souffrance lui est toujours conjointe. I. Tous les désirs engendrent-ils de la souffrance? Admettre que désirer engendre nécessairement de la souffrance, c'est d'emblée considérer que le désir est un concept univoque, ce qui n'est rien moins que certain. [...]
[...] Donnez au désir ce qu'il demande, et il demandera autre chose : la satisfaction qu'il nous promet sitôt comblée ne cesse de reculer à mesure que nous avançons. Le désir est un tonneau percé qui se vide plus vite que nous ne pourrons jamais le remplir ; et l'homme qui se met en tête de le satisfaire est comparable à celui qui, piqué par un moustique, cède à la tentation de se gratter. Plus je gratte la piqûre, plus elle me gratte, et plus j'ai envie de la gratter : celui qui prend la mauvaise habitude de céder à ses désirs devient de plus en plus faible à leur égard, et partant de moins en moins capable de leur résister. [...]
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