Quel tableau surprenant que celui qu'offre la société contemporaine : on y voit se développer en quelques décennies de considérables progrès technologiques en même temps qu'on y constate le maintien voire la résurgence de croyances anciennes qu'on pensait dépassées. On peut alors se demander ce qui manque à la raison pour qu'elle ne puisse pas, aussi facilement qu'elle l'imaginait, combattre la croyance. Comment se fait-il que la croyance résiste autant aux attaques de la raison ? En un sens, si l'on juge que la croyance est irrationnelle, alors le travail du raisonnement consiste à combattre toutes les croyances qui s'opposent à la rationalité. A condition, faut-il ajouter, que croyance et raison se placent sur le même terrain. Mais que se passe-il lorsque la raison reconnaît que la croyance occupe une place différente et complémentaire ? Doit-on s'en contenter et renoncer pour autant à vouloir fonder la croyance sur des raisons valables ? Ne faut-il pas au contraire admettre qu'il doit exister des raisons de croire meilleures les unes que les autres ?
Les Lumières professent un certain optimisme en posant que le progrès de l'instruction publique doit entraîner la ruine des croyances superstitieuses comme celle des croyances les plus irrationnelles. Lorsque Kant donne aux Lumières allemandes la devise « Sapere aude » (« ose savoir »), il l'oppose implicitement à l'habitude que le public a prise de croire ce que ses tuteurs lui enseignent, parce qu'il est plus facile de reproduire une croyance traditionnelle que d'avoir le courage d'user de son propre entendement. Croire désigne en ce sens l'adhésion spontanée à une idée que l'on tient pour vraie sans que l'on puisse en fournir de preuves. Cela laisse entendre qu'il suffit de rechercher par le raisonnement des preuves pour que la croyance soit ruinée. Depuis que la science physique a expliqué les causes électriques des éclairs et du tonnerre, il est devenu impossible de croire qu'un dieu courroucé envoie sa foudre sur les humains. De la même façon, peut-on raisonnablement penser que le progrès scientifique en fournissant les preuves à une idée. Raisonner n'est plus croire ; croire n'est pas raisonner.
Est-ce un hasard si la croyance porte souvent la marque de l'ignorance ? ou, parodiant Spinoza dans Ethique, si la croyance est le refuge de l'ignorance ? on croit parce que l'on ignore, ce qui est une façon de dire que celui qui constate son ignorance, au lieu de l'accepter, veut la combler immédiatement par une croyance. Or autant la sagesse socratique de savoir que l'on ne sait rien est le présupposé à toute recherche de la vérité, autant le fait de croire savoir ce que l'on ne sait pas abouti au résultat inverse, à savoir l'impossibilité de rechercher le vrai. La croyance en ce sens est toujours croyance illusoire de savoir ; inversement, le désir réel de savoir, qui présuppose que l'on est conscient de son ignorance, combat cette croyance qui s'oppose à son expression. Le raisonnement devient ici l'instrument privilégié da savoir conscient, parce que celui qui raisonne avance d'argument en argument, de raison en raison, sans rien conclure qui ne soit déductible de ce qu'il a déjà prouvé. Les « longues chaînes de raisons »dont parle Descartes dans le Discours de la Méthode (3e partie) remplacent peu à peu la croyance par le savoir : on ne croit pas que deux et deux font quatre, on le sait. Ce que l'on sait par le raisonnement n'est donc plus objet de croyance.
[...] Quand on agit, on croit faire ce qui convient, mais aucun raisonnement ne permet de dire que l'on sait. Voilà pourquoi Aristote, dans Ethique à Nicomaque, redonne une place à la croyance dans la connaissance quand l'humain est face au probable : on croit qu'il va pleuvoir demain ou bien que la guerre va éclater ou bien qu'il est temps d'agir, mais nul ne raisonne ici parce que l'objet n'est jamais connu avec certitude. La croyance s'applique avec raison aux domaines du probable car le raisonnement n'est ici d'aucune aide. [...]
[...] Peut-on toujours rendre raison de ses croyances, comme le veut Descartes ? On sait bien que non. Il n'en demeure pas moins que l'idéal cartésien reste valable : il est préférable de croire dans l'ignorance entière des raisons de la croyance. Reste la question : comment savoir si les raisons de la croyance sont objectives ou subjectives ? Une raison de croire purement subjective est si personnelle qu'elle ne concerne que le croyant, d'où la difficulté d'en rendre raison justement. [...]
[...] Peut-on combattre une croyance par le raisonnement ? Quel tableau surprenant que celui qu'offre la société contemporaine : on y voit se développer en quelques décennies de considérables progrès technologiques en même temps qu'on y constate le maintien voire la résurgence de croyances anciennes qu'on pensait dépassées. On peut alors se demander ce qui manque à la raison pour qu'elle ne puisse pas, aussi facilement qu'elle l'imaginait, combattre la croyance. Comment se fait-il que la croyance résiste autant aux attaques de la raison ? [...]
[...] Si l'on répond comme les stoïciens que c'est une représentation à laquelle l'esprit adhère librement sans y être contraint par rien, que c'est donc une pensée que je choisis de tenir vraie pour des raisons qui me paraissent valables, alors la question se reporte sur les raison de la croyance : que sont de bonnes raisons de croire ? Le stoïcisme répond en substances que ce sont des raisons qui donnent occasion à l'esprit d'éprouver sa liberté et son pouvoir car seul l'esprit est libre d'user de ses représentations comme il le veut. Ainsi suis-je libre de croire que l'accident qui vient de m'arriver est un malheur mais j'ai aussi la liberté d'y voir l'occasion d'y exercer ma réflexion. Il dépend donc de chacun de croire ce que sa liberté rationnelle lui dicte. [...]
[...] La croyance est donc aux yeux de Platon non seulement responsable de l'illusion perspective mais encore de la tendance spontanée à tenir pour vraies des représentations qui ne le sont pas car l'on se rappelle que croire signifie donner du crédit à une chose qui ne le mérite pas. En raisonnant la philosophe apprend à se méfier des apparences sensibles, à s'en libérer. Parce que la croyance trompe, il faut délivrer : telle est la fin de la philosophie rationaliste. [...]
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