A l'occasion d'un débat, il n'est pas rare que l'un des intervenants se trouve à un certain moment seul à défendre une position que tous les autres attaquent, et assez logiquement la question de l'énoncé vient alors à se poser pour lui. La situation offre ceci de paradoxal que la conviction d'avoir raison est partagée par les deux camps, ce qui contrevient au principe de contradiction d'Aristote (de deux énoncés contradictoires, un seul est vrai). Mais comment savoir de quel côté se trouve la raison? Et qu'entend-on ici par "avoir raison" ? Le problème tient tout entier dans l'écart entre une possibilité théorique et une application pratique, entre la conviction d'avoir des raisons d'affirmer telle ou telle chose et le fait de pouvoir les imposer à tous. En un premier sens, il est bien possible qu'un seul raisonne juste quand tous ceux qui s'opposent à lui se contentent de suivre leurs préjugés ou leurs croyances. Pourtant, cela ne lui garantit pas le succès, bien au contraire, d'autant plus que le plus grand nombre peut aussi avoir raison d'un seul. Quelle est donc l'universalité de la raison: obtenir la reconnaissance de tous, ce qui est en droit raisonnable, ou bien imposer sa raison à tous, ce qui est en fait difficile à réaliser, du moins si l'on reste seul ?
[...] En ce sens on ne peut jamais avoir raison seul sans s'accorder avec la raison de tous. Et si la reconnaissance des autres tarde, ce n'est pas parce qu'ils sont privés de la raison, mais plutôt parce qu'ils ne savent pas "l'utiliser comme ils le devraient ou le pourraient. D'où l'absolue nécessite de la méthode, ainsi que le rappelle Descartes avec force, afin que la raison en tout homme le rende apte à reconnaître la raison partout où elle se manifeste, même s'il faut pour cela remettre en cause des croyances établies et des théories admises. [...]
[...] On voit donc qu'il est toujours possible de reprendre l'antique combat entre la raison d'un seul et les passions de la foule en exaltant la vertu conflictuelle de la raison, ce que Hegel nomme sa dialectique, à condition toutefois de ne pas croire que, si la raison peut l'emporter sur les obstacles, il soit de se trouver des obstacles pour avoir raison. Accepter la solitude, voir la mort, au nom de la raison ne prouve pas que l'on ait raison. Car il est dans la nature de la raison de convenir à tous, d'être partagée par tous, de prétendre à l'universalité. [...]
[...] Mais n'est-ce pas alors avoir foi en la raison ? [...]
[...] Si le sage ne trouve pas toujours les moyens de se faire entendre de la foule mais s'y soumet et préfère la vérité seul au mensonge avec tous, que penser du savant ? On sait que le discours de la science s'appuie sur des preuves, se déduit de principes et d'hypothèses logiques et se trouve confirmé par l'expérience. Il semble en ce sens impossible qu'un savant se retrouve dans la situation de Socrate plaidant devant un jury qui n'entend pas ses raisons. Or, la réalité historique force à constater le contraire. [...]
[...] C'est en ce sens que la société a raison de l'individu, comme lorsque La Fontaine constate que "la raison du plus fort est toujours la meilleure". Or il ne fait pas de doute que les raisons sociales de justifier la force l'emportent très souvent en politique, sur les raisons morales de préserver l'individu de la violence exercée par le plus fort. Il est donc naïf de soutenir que la rationalité d'un seul peut avoir raison de la rationalité d'une communauté : c'est l'inverse qui est vrai : le tout social a raison des parties individuelles. [...]
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