Selon Karl Marx, la bourgeoisie aurait « noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste »… Au-delà de l'aspect évidemment idéologique de cette phrase, on retrouve une opposition séculaire, que bien des penseurs ont soulignée, entre le domaine du sentiment et celui de la raison. L'expression paroxystique de la sentimentalité, la passion, semble, particulièrement, être étrangère à la rationalité et à la moralité : en tant que sentiment très fort de l'esprit porté vers un objet, tendance irrésistible qui finit par dominer la raison du passionné, elle ne connaît ni calcul d'intérêt, ni vertus morales. De fait, on pourrait dire qu'elle est inutile. Il suffit de regarder autour de nous pour s'en convaincre : la première réaction que quiconque a, lorsqu'un passionné lui parle de l'objet de sa passion, est de dire « oui, mais à quoi cela peut-il servir ? ». C'est un fait : il semble qu'il y ait des passions inutiles. Mais dire cela, c'est forcément faire preuve d'un manque de précision : de quelle utilité s'agit-il ? Et de quel point de vue : celui de la société dans son ensemble, voire de l'humanité, ou celui de l'individu ? Parler d'utilité suppose toujours de préciser quelle est la finalité et pour qui. De même, affirmer qu'il existe des passions inutiles sous-tend qu'il est nécessaire de distinguer les passions car elles sont diverses quant à leurs effets : il y aurait de « bonnes passions », les passions utiles, quoique l'on peut en faire une mauvaise utilisation, et des passions inutiles, qui ne « servent à rien ». Cela n'est pourtant pas toujours le cas : il n'est pas indéfendable de soutenir que les passions sont toutes inutiles, ou que toutes sont utiles, notamment en fonction du but que l'on attribue à la vie et à l'humanité, car ce jugement sur la finalité de la vie humaine est toujours sous-jacent à un jugement sur l'utilité des passions. C'est pourquoi, s'interroger sur l'éventuelle utilité des passions, c'est toujours soulever des questions plus vastes et plus complexes : celle de l'utilité de l'affectivité humaine, ou encore celle de la finalité de la vie. Il s'agira donc de se demander en quoi les passions, en général, et les passions particulières, peuvent être dites « utiles » ou « inutiles », et ce, en gardant à l'esprit que les réponses possibles sont toutes dépendantes d'une certaine conception de l'homme et de la vie.
[...] Son existence repose sur une distinction entre deux niveaux de l'âme : celui des passions, qui correspondent à l'action du corps sur l'âme ; celui, supérieur, des émotions, qui sont excitées en l'âme par l'âme elle-même, en tant qu'elles résultent de la réflexion (la pensée qui se pense elle-même), et qui font que l'on peut, par exemple, être content d'être triste. La générosité va, alors, constituer une émotion de l'âme, une joie supérieure à celle que les passions peuvent apporter. La raison, en effet, devient source de joie. De plus, toutes les passions deviennent bonnes, puisqu'elles procurent à l'âme une joie inférieure à celle liée à l'émotion, ce qui révèle d'autant plus à l'âme sa perfection, la rendant, de fait, encore plus joyeuse, et l'incitant à persévérer dans cette ferme résolution de bien user de son infinie liberté. [...]
[...] La passion relève donc d'un refus du temps, d'un désir d'éternité comme l'a bien analysé Ferdinand Alquié dans l'ouvrage du même nom. Or il s'agit d'une illusion La passion est inutile en ce sens qu'elle ne permet évidemment pas d'accéder à l'éternité et qu'elle reste soumise à la condition humaine. Elle ne serait qu'un passe-temps, que les plus faibles utiliseraient. On ne saurait, alors, lui prêter une quelconque utilité, puisqu'elle ne fait que masquer la réalité. Par ailleurs, d'un point de vue plus global, la passion en tant que phénomène purement individuel et toujours individualiste, ne saurait être utile socialement. [...]
[...] Par conséquent, on peut considérer qu'elle évince les choses essentielles de la vie. En effet, le mécanisme passionnel consiste en une focalisation extrême sur un objet, aux dépens de tout le reste : le passionné ne pense et n'agit plus qu'en fonction de sa passion, en rapportant tout ce qu'il peut vivre à son objet. Il peut donc, parfois, se concentrer sur le grotesque, l'illusoire, l'inutile, surtout que l'on peut se passionner pour tout et n'importe quoi, et en oublier le reste. [...]
[...] Parler d'utilité suppose toujours de préciser quelle est la finalité et pour qui. De même, affirmer qu'il existe des passions inutiles sous-tend qu'il est nécessaire de distinguer les passions car elles sont diverses quant à leurs effets : il y aurait de bonnes passions les passions utiles, quoique l'on peut en faire une mauvaise utilisation, et des passions inutiles, qui ne servent à rien Cela n'est pourtant pas toujours le cas : il n'est pas indéfendable de soutenir que les passions sont toutes inutiles, ou que toutes sont utiles, notamment en fonction du but que l'on attribue à la vie et à l'humanité, car ce jugement sur la finalité de la vie humaine est toujours sous-jacent à un jugement sur l'utilité des passions. [...]
[...] Quoi qu'il en soit, les romantiques argueront du fait que la vie de ce personnage n'a réellement commencé que lorsqu'il s'est passionné : il profite alors du peu de temps qu'il a. Finalement, on le voit bien, dire des passions qu'elles sont inutiles est nécessairement relatif à une conception particulière de l'homme : les passions, contrairement à ce qu'affirment les stoïciens, peuvent avoir leur utilité puisqu'elles mènent au bonheur, du point de vue de l'individu. On pourrait y ajouter une utilité d'ordre collective, en suivant les thèses de Hegel dans La Raison dans l'Histoire. Il théorise, en effet, l'idée que les passions peuvent conduire à faire de grandes choses. [...]
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