Selon Karl Marx, la bourgeoisie aurait « noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. » Au-delà de l'aspect évidemment idéologique de cette citation, on retrouve une opposition séculaire, que bien des penseurs ont soulignée, à savoir la contradiction censément évidente entre le domaine du sentiment et celui de la raison. Il faut en effet voir, derrière l'expression « les eaux glacés du calcul égoïste », la raison elle-même, c'est-à-dire la raison calculatrice : étymologiquement, le terme « raison » vient du latin ratio, qui signifie la faculté de calculer. Si l'on a aujourd'hui élargi le sens du terme, pour finalement définir la raison comme la faculté de connaître, de juger, il conserve ce sens ancien d'un outil de calcul, qui s'opposerait donc nécessairement à toute action réalisée sous l'emprise du sentiment. Cette opposition classique est particulièrement prégnante lorsqu'il s'agit d'analyser les passions - il faut ici entendre « passion » dans son sens commun, c'est-à-dire comme une très forte inclination de l'esprit vers un objet, comme un intérêt insatiable qui finit par dominer la volonté et la raison du passionné. L'exemple du Cid, de Corneille, illustre parfaitement ce conflit interne entre passion et raison : d'une part avec le personnage de l'Infante, qui se passionne pour Rodrigue, mais dont la raison lui indique que, en tant que fille du roi, elle ne peut laisser libre cours à ses sentiments – « Ah ! Qu'avec peu d'effet on entend la raison / Quand le cœur est atteint d'un si charmant poison ! », s'écrie-t-elle à la scène 6 de l'acte II ; et d'autre part à travers le dilemme cornélien devant lequel se trouvent les deux amants, Rodrigue et Chimène, qui doivent tous deux choisir entre sauvegarder leur honneur personnel ou vivre leur amour, la raison les poussant à opter pour la première solution tandis que leur passion réciproque les conduits à choisir la deuxième option…
Chaque individu se trouve a priori confronté à ce dilemme entre passion et raison, communément tenu pour évident. En effet, cette idée est partout : des titres de journaux où la dernière décision d'un homme politique est vue comme se trouvant « entre passion et raison », jusqu'à certains jeux télévisuels où « il s'agit de choisir entre la passion et la raison », tout le monde reprend l'apparente contradiction à son compte. Pourtant, ne pourrait-on pas reposer la question des liens entre passion et raison sous un autre angle ? Si l'on déconstruit cette approche traditionnelle sur le mode derridien, afin de dépasser ces présupposés, peut-on voir autre chose qu'une opposition irréductible entre passion et raison : une articulation des deux aspects, au sein d'un même individu, est-elle possible ? En d'autres termes, la passion est-elle nécessairement irréfléchie et irrationnelle ? De prime abord, il semble indéniable que raison et passion soient en contradiction, du fait de l'opposition évidente entre un certain nombre de caractéristiques de la passion et certaines spécificités de la raison.
[...] Au contraire, la passion laisse le temps de la réflexion. En tant qu'inclination longue et durable, la passion a tendance à utiliser la réflexion pour sa propre satisfaction. En d'autres termes, et toujours selon Kant, la passion pervertit la raison, elle l'avilit en la mettant à son service, en en faisant sa complice. Dès lors, le calcul d'intérêt peut reprendre : le passionné va réfléchir à la manière d'assouvir sa passion, il va calculer sans cesse en fonction de l'objet de sa passion, et, de cette façon, il va, paradoxalement, noyer sa raison pure dans les eaux glacés du calcul égoïste. [...]
[...] Dès lors, il est conscient de sa passion, de son caractère excessif, et de la perversion de sa raison : il peut donc faire en sorte que sa raison ne se mette pas au service de la passion. La véritable raison pure ne saurait être au service d'une passion aliénante, mais se doit au contraire de s'en défaire. Kant, en parlant d'une raison pervertie a peut-être été à l'origine d'une confusion qu'il s'agit de mettre au clair : l'intelligence qui sert la passion ne relève pas de la véritable raison, et il revient à chacun de répondre à l'appel de la raison à la liberté, soit en se résolvant à prendre du recul de manière raisonnable vis-à-vis de sa passion, soit en acceptant de se complaire dans sa passion et d'y perdre la raison - un autre dilemme cornélien Faire de la raison la complice de sa passion est donc nécessairement un choix personnel, auquel seuls des êtres faibles (ou des êtres qui acceptent la servitude) se livrent. [...]
[...] Cependant, cette dernière remarque nous amène à une distinction, empruntée à Kant, qui va permettre d'approfondir le problème : dire que la passion relève de la pulsion est assez problématique ; en fait, il conviendrait de distinguer émotion et passion. La différence entre les deux ne tient pas à la violence du sentiment, mais plutôt à sa continuité dans le temps : si l'émotion effectivement, la véhémence d'une passion, elle est, en revanche, beaucoup plus brusque, elle est passagère. Ainsi, dans l'Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant écrit que l'émotion [ ] est le sentiment d'un plaisir ou d'un déplaisir actuel qui ne laisse pas le sujet parvenir à la réflexion [ Dans l'émotion, l'esprit surpris par l'impression perd l'empire de soi-même [ Elle se déroule dans la précipitation : c'est-à-dire qu'elle croît rapidement jusqu'au degré de sentiment qui rend la réflexion impossible (elle est inconsidérée). [...]
[...] Ceci étant, la psychanalyse pourrait peut-être aider l'homme à s'accoutumer à ses passions, sans pour autant avilir la raison. Kant, qui ne connaissait évidemment pas la psychanalyse, n'imaginait pas meilleur traitement pour la passion que des médicaments palliatifs qui permettraient seulement d'alléger le fardeau de la passion ; pourtant, la psychanalyse, en tant que méthode thérapeutique, pourrait être en mesure de soigner cette maladie de l'âme qu'est la passion : la méthode psychanalytique pourrait éventuellement parvenir à instaurer le difficile -mais possible- équilibre entre passion et raison. [...]
[...] Alors, même si la passion a ses raisons que la raison ne connaît pas, la raison, dans la mesure où elle est consciente de la passion, est responsable vis-à-vis de la faiblesse que représente cette dernière, et peut donc garder une certaine emprise sur cette maladie de l'âme. Sans aller jusqu'à adhérer aux principes soutenus, par exemple, par Jean Rostand, qui écrivait dans les Pages d'un moraliste qu'il vaut mieux obéir sciemment à ses passions qu'avilir sa raison à les justifier il paraît plus raisonnable de ne pas refouler ses passions, et d'essayer tant bien que mal de faire en sorte qu'elles demeurent soumises à l'examen de la raison. [...]
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