La haine nous conduit à sous-estimer celui que nous avons en aversion. Un tel sentiment semble nous interdire de prendre en compte les aspects positifs, toujours possibles, chez une personne. De même, l'amour nous conduit à surestimer l'objet de notre préférence. Il semble donc y avoir un lien nécessaire entre la passion et une sorte d'aveuglement, souvent nommé "illusion" à cause d'une (dé)valorisation excessive de ce qui est réel. En ce sens, la passion est voisine de la folie, au sens grec de "para-noîa", "pensée à côté de, en marge de-ce qui est réel" : le passionné comme le fou semblent vivre dans un monde qui n'appartient qu'à eux. Seulement, sans passion, pour nous, le réel se fige. Nous savons bien que très souvent, il ne suffit pas d'arguments raisonnables pour nous pousser à une action. On se prend alors à souhaiter des passions qui auraient la puissance de nous enthousiasmer pour l'action tout en ne nous dérobant pas au réel. Une passion sans illusion est-elle donc possible ? Comment savoir qu'une telle passion n'est pas elle-même illusoire si l'expérience que nous en avons nous abuse par nature ?
1/ Il convient alors de nous demander : En quel sens y a-t-il un lien entre passion et illusion ? Qu'est-ce qui détermine leur rapprochement ?
2/ Ensuite : ce lien est-il vraiment nécessaire ?
3/ Enfin : est-ce que l'exercice de la lucidité revient à se rendre insensible à toute forme d'affectivité ?
[...] Quel est, en ce nouveau sens, le rapport de l'illusion à la passion ? La curiosité ne repose pas nécessairement sur une illusion si un plaisir est réellement éprouvé en découvrant, par exemple, quelque difficile vérité. Il y aurait illusion si le plaisir n'existait pas mais alors, il n'y aurait pas de passion. Ce qui compte dans la passion n'est pas l'existence et la nature de l'objet émouvant, mais l'effet produit par cet objet. En ce sens, aucune passion n'est en elle-même illusoire car son véritable objet n'est pas la chose extérieure mais le plaisir éprouvé à son contact. [...]
[...] C'est donc la société qui est cause de notre désir, et non pas nous. Mais lorsque nous nous contentons de désirer exister, aucune cause particulière ni personne ne nous y pousse, si ce n'est nous mêmes. Nous sommes cause adéquate de notre désir lorsque nous poursuivons un but dont nous apercevons la cohérence avec notre effort fondamental d'exister. Je serai cause adéquate de mon désir d'acquérir par exemple l'art musical, car de cette façon, j'agirai en cohérence avec ma personne physique et mentale, s'il se trouve que, par ma constitution propre, je suis sensible aux jeux du rythme et de la mélodie. [...]
[...] qui n'est pas moins une passion que la mythomanie ou amour du mensonge. Aussi, comme de nombreuses passions peuvent nous habiter, il est possible d'être à la fois curieux et amoureux et ainsi de ne pas être dupe de tous ses désirs car il n'y a pas contrariété entre l'amour du vrai et l'amour d'une autre personne. Mais les passions diffèrent en intensité d'un individu à l'autre, sans doute pour des raisons d'éducation, de caractère inné etc. C'est pourquoi le désir de cohérence intérieure est moins fort chez certains que chez d'autres. [...]
[...] Le langage courant nous amène à penser que c'est la passion qui est cause de l'illusion : c'est l'amour qui nous aveugle, l'ambition qui nous fait croire que les honneurs sont une fin en soi. Mais sans jugement concernant l'objet de notre passion (la beauté de telle femme, l'extase qu'il y a à devenir général ou président), aucune passion n'est possible, aucune valorisation n'intervient. On nous répondra que ce qui pousse l'amoureux à sur valoriser son objet, c'est son désir d'être amoureux mais ce désir, s'il est une passion, repose sur un jugement concernant le bonheur qu'il y a à être amoureux. [...]
[...] Ensuite vient l'amour qui est une "joie qu'accompagne l'idée d'une cause" (Eth. III, scol. de la prop. 13) : j'aime la musique parce que je me sens exister de façon plus intense en la pratiquant et que j'attribue cette joie à ma pratique. Ce désir, cette joie, cet amour sont donc des affects actifs dans la mesure où c'est bien de moi que ces émotions rayonnent et non d'une cause extérieure. Cela ne signifie pas un mépris à l'égard de tout ce qui est extérieur à soi car si le désir d'exister ne vient que de moi, il n'est pas possible d'exister sans rencontrer d'autres êtres s'efforçant eux-mêmes d'exister. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture