« Que la mort me saisisse, mais je me rattraperai ! Allez, en avant, et surtout pas de questions ! On peut jouer jusqu'à minuit, n'est-ce pas ? ». C'est sur ces mots que la vieille et riche grand-mère mise en scène par Dostoïevski dans Le Joueur annonce à Alexeï Ivanovitch, le personnage principal de l'œuvre, lui aussi passionné de jeu, qu'elle veut retourner jouer, pour « se refaire », après avoir perdu une très importante somme d'argent quelques heures plus tôt… Aucun exemple ne semble mieux illustrer le caractère aliénant de la passion que celui de la passion du jeu. En dépit de quelques moments de lucidité dus à la honte de la défaite (« Quelle sotte ! Peut-on être aussi bête ! », s'écrie la grand-mère après avoir perdu massivement pour la première fois…), le joueur se complait dans l'excitation de la prise de risque, dans la volonté de victoire face au destin, face aux autres, volonté qui est d'autant plus forte qu'il a déjà perdu beaucoup d'argent - le défi à relever n'en est que plus ardu et donc plus désirable pour lui, car plus valorisant en cas de succès : « avoir la force de caractère, voilà l'essentiel », « il faut leur prouver… », dit Alexeï Ivanovitch… Ainsi, le passionné de jeu semble ne plus s'appartenir à lui-même, ne plus être en mesure de se contrôler ; il paraît comme possédé par un désir devant lequel sa raison est impuissante, autrement dit, il n'est plus vraiment lui-même, il semble donc être aliéné. On entend, en effet, par aliénation le fait de devenir autre que soi, de devenir étranger à soi-même (trouble considéré comme une maladie relevant de la psychiatrie). De fait, la passion, qui se définit comme une très forte inclination de l'esprit vers un objet, comme un intérêt insatiable qui finit par dominer la volonté et la raison du passionné, semble a priori satisfaire cette définition : le passionné serait un aliéné.
Pourtant, il est tout à fait imaginable que les passions n'aient, quant à leur caractère éventuellement aliénant, pas toutes les mêmes conséquences : alors que la passion du jeu s'apparente, effectivement, à une aliénation, peut-être que d'autres passions sont moins néfastes du point de vue de la liberté de l'individu et de sa capacité à garder le contrôle de sa personnalité et de ses actions. La question est donc de savoir s'il est possible de hiérarchiser les différentes passions en fonction de leur « degré d'aliénation », ou si, au contraire, toute passion est, fatalement, aliénante.
[...] Peut-on être aussi bête ! s'écrie la grand-mère après avoir perdu massivement pour la première fois le joueur se complait dans l'excitation de la prise de risque, dans la volonté de victoire face au destin, face aux autres, volonté qui est d'autant plus forte qu'il a déjà perdu beaucoup d'argent - le défi à relever n'en est que plus ardu et donc plus désirable pour lui, car plus valorisant en cas de succès : avoir la force de caractère, voilà l'essentiel il faut leur prouver dit Alexeï Ivanovitch Ainsi, le passionné de jeu semble ne plus s'appartenir à lui-même, ne plus être en mesure de se contrôler ; il paraît comme possédé par un désir devant lequel sa raison est impuissante, autrement dit, il n'est plus vraiment lui-même, il semble donc être aliéné. [...]
[...] Cultiver la passion, comme le fait René, n'est-ce pas être un individu autonome, qui a simplement fait le choix de la passion, dans le dilemme entre passion et raison, compte-tenu du fait que seule la passion peut apporter certaines joies ? Ainsi, celui qui choisit volontairement de se passionner est, certes, privé de liberté puisqu'il s'aliène effectivement dans la passion, mais, lui, n'a pas l'impression d'être asservi : de même que l'on ne peut affirmer que la passion est nécessairement aliénante indépendamment d'une conception subjective de l'homme, on ne peut prétendre que celui qui choisit la passion en connaissance de cause est asservi que dans un certain sens. [...]
[...] Nous l'avons vu, la passion du jeu est toujours aliénante, parce que la raison du passionné y est totalement pervertie. Mais peut-on parler d'aliénation lorsqu'il s'agit d'analyser des passions que l'on pourrait qualifier de positives telles que la passion du savoir, ou la passion de la raison (si elle existe) ? La passion du savoir ou de la connaissance semble être une passion aliénante de prime abord, mais c'est une passion qui déconstruit, par elle- même, son aliénation : elle conduit le passionné à faire le chemin de croix qui le sépare de la prise de conscience du caractère aliénant de sa passion. [...]
[...] Dès lors, il présente la double caractéristique étonnante d'avoir, non seulement, développé une passion non aliénante, la générosité, mais également de ne plus être aliéné par les autres passions, en ce sens que les passions contribuent, chez le généreux, au contentement de l'âme : la joie qu'elles procurent est moins forte que l'émotion, ce qui révèle d'autant plus, dans la mesure où l'émotion relève strictement de l'âme, sa propre perfection à cette dernière, la rendant, de fait, encore plus joyeuse Finalement, appréhender le degré d'aliénation des passions est un problème bien plus complexe qu'il n'y paraît. Si, a priori, toute passion semble être une aliénation, se placer à un niveau individuel permet de constater que ce n'est pas nécessairement le cas, puisqu'il est tout à fait envisageable de maîtriser ses passions de sorte à ne pas s'y aliéner. Mais, au-delà du rapport de chacun à la passion, il existe censément des passions qui ne sont des aliénations pour personne, le meilleur exemple étant celui de la passion de la liberté. [...]
[...] Toute passion est-elle une aliénation ? Que la mort me saisisse, mais je me rattraperai ! Allez, en avant, et surtout pas de questions ! On peut jouer jusqu'à minuit, n'est-ce pas ? [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture