Lorsque Pascal dans ses Pensées estime, non sans ironie, que « le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé », il met en lumière non seulement le poids des passions humaines dans l'histoire mais l'intérêt rétrospectif des êtres humains pour les événements du passé. Le passé fait réagir à plus d'un titre : individuel tout d'abord car la culture, l'identité, les valeurs de chacun puisent à cette source ; collectif d'autre part, car la compréhension du passé donne lieu à des controverses idéologiques dont l'objet est de donner un sens à des événements passés qui semblent souvent manipulés à des fins spécifiques. Il suffit de penser à un conflit comme celui du Kosovo pour mesurer combien l'interprétation du passé peut entraîner des individus à concevoir que la violence et la mort sont de légitimes moyens de se donner raison.
Cette confusion révèle combien le passé peut être confisqué, et cette relativité intrinsèque génère d'autant plus de passions que les sociétés contemporaines s'interrogent sur le sens commun à donner à des individus en quête de repères.
Il semble donc que, si les passions de l'esprit humain entretiennent le passé, celui-ci perpétue des identités antagonistes. C'est pourquoi, faute de pouvoir les oublier, il convient de susciter des passions moins instrumentalisées pour penser raisonnablement le présent.. (...)
[...] En somme plus les hommes ont conscience de leur passé plus ils ont des passions, et celles-ci comportent souvent une dimension politique qui se construit sur la conscience historique. Pierre Nora fait une distinction très significative dans Les Lieux de mémoire entre mémoire et histoire : l'histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n'est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lieu vécu au présent éternel La mémoire est affective, c'est-à-dire aussi passionnelle et parlante pour les individus, même si elle est mythique et mensongère car elle repose sur des symboles. [...]
[...] De nombreux acteurs sociaux participent d'ailleurs à cette actualisation du passé : la 4 Dissertation de Culture générale : Pourquoi le passé suscite-t-il encore des passions ? repentance des Chrétiens pour leur attitude ambiguë vis-à-vis des Juifs pendant la seconde guerre, ou le rôle qu'ont eu les familles des soldats fusillés en 1917 pour les faire réhabiliter. Il semble en somme que l'on assiste à travers le monde à un réveil des revendications au nom d'un passé qui apparaît comme une source d'injustice aux yeux de beaucoup de victimes d'hier. [...]
[...] 6 Dissertation de Culture générale : Pourquoi le passé suscite-t-il encore des passions ? Il reste à trouver les moyens de dépassionner la relation exigeante avec le passé, soit de trouver un compromis entre le refus du passé et la recherche d'un salut par lui. D'une part en effet, le passé devrait pouvoir être dépassé car il n'est ni un âge d'or perdu, ni un projet à reproduire à l'identique. La poésie de Chateaubriand n'apparaît ainsi pas sans retombée politique directe ou indirecte : Loin de mépriser le passé, nous devrions, comme le font tous les peuples, le traiter en vieillard vénérable qui raconte à ses foyers ce qu'il a vu [ ] Il nous instruit et nous amuse par ses récits, ses idées, son langage, ses manières, ses habits d'autrefois C'est précisément l'histoire qui a prouvé que ce regard candide vers le passé de nature traditionnaliste peut aussi déboucher sur des dénonciations de la société moderne, susceptibles de servir des régimes autoritaires peu avouables, tels celui de Vichy (où Pétain pouvait déclarer la terre elle ne ment pas avec les conséquences que l'on sait) ou ceux de Salazar au Portugal et de Franco en Espagne par exemple. [...]
[...] 9 Dissertation de Culture générale : Pourquoi le passé suscite-t-il encore des passions ? La passion, comme le rêve, a tendance à déformer la relation au temps. C'est en cela qu'il y a urgence et qu'on ne peut retarder la recherche d'un mode d'emploi adapté à la maîtrise des éternelles passions du passé, pour ne plus dire, comme le Bloom de l'Ulysse de James Joyce, l'histoire est un cauchemar dont j'essaye de m'éveiller. Indications bibliographiques Première approche : Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Gallimard Ouvrage de référence : Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1987-1992. [...]
[...] Or tout regard sur le passé rentre dans la perspective de Lucien Fèbvre : l'homme ne se souvient pas du passé, il le reconstruit toujours. Il part du présent, et c'est à travers lui, toujours qu'il connaît, qu'il interprète le passé Cette interprétation la plus vraie possible reflète la culture politique particulière dans laquelle elle naît. Ce qui est commémorable par exemple va dépendre des priorités retenues en fonction de ce que la communauté ou ceux qui peuvent influencer le choix vont vouloir en dire, ce qui interroge aussi la légitimité des acteurs qui peuvent décider de mettre ou pas certains faits sur l'agenda des sociétés. [...]
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