Oubli de soi, réalisation de soi, opposition égoïsme/altruisme, rapport à autrui, réinvestir dans l’Autre
« Le moi est haïssable », disait Pascal. Notamment parce que les « moi » de chaque individu s'opposent, se repoussent, cherchent à se dominer les uns les autres et à se faire le centre de tout. Ainsi, l'oubli de soi semble être un moyen d'éviter ce choc entre les « moi » : en oubliant sa personne, ses intérêts propres, on peut se « réinvestir » dans l'Autre, agir pour lui. Cette première définition amène immédiatement à réfléchir aux notions d'égoïsme et d'altruisme, à la lumière desquelles on peut lire l'expression « oubli de soi » comme l'abandon d'un comportement égoïste, tourné vers soi, au profit d'une conduite altruiste, entièrement tournée vers l'autre. Mais cette lecture de l'oubli de soi semble l'attacher au domaine de l'action, comme moyen de passer de la recherche de son intérêt propre à la recherche de l'intérêt d'autrui.
[...] Si la pensée de Terestchenko présente le rapport de l'action altruiste à l'égoïsme différemment de Bentham ou Smith par exemple, elle confirme en tout cas que les deux peuvent se mêler et ne sont donc pas antinomiques. Altruisme et égoïsme sont de plus, l'un comme l'autre, deux termes équivoques, ce qui empêche de dire que le premier est l'opposé fondamental de l'autre. Il semble donc nécessaire de trouver un moyen de dépasser cette opposition afin de pouvoir comprendre comment l'oubli de soi est possible dans l'action, mais également en dehors. Terestchenko, en proposant d'abandonner le paradigme altruisme-égoïsme au profit de la présence et l'absence à soi, permet effectivement ce dépassement. [...]
[...] D'abord, on peut s'intéresser aux pensées faisant de l'oubli de soi une ouverture à l'autre, cette ouverture étant un moyen de réalisation de soi. Par exemple, la morale chrétienne enseigne l'amour du prochain. Si elle ne blâme pas l'amour de soi, comme saint Augustin le montre en énonçant que s'aimer soi et aimer Dieu ne font qu'une seule et même chose elle préconise cependant la charité et l'amour désintéressé du prochain. Il faut alors comprendre l'amour de soi chrétien comme celui de Rousseau, comme une disposition naturelle et non blâmable, mais qui doit rester un amour raisonnable de soi, et permettre d'une certaine façon l'oubli de soi qui passe par exemple par la charité. [...]
[...] L'absence à soi de Terestchenko est en effet un obstacle à cette réalisation, car elle fait de l'homme un être passif, qui se laisse diriger par une autorité et n'assume donc pas son statut d'être libre. En se pliant inconditionnellement à une autorité sans jamais affirmer ses convictions personnelles, l'homme reste dans l'orthodoxie au sens que lui donne Orwell dans 1984 : Orthodoxie signifie non-pensant, qui n'a pas besoin de pensée, l'orthodoxie, c'est l'inconscience. Or, comment se réaliser en tant qu'homme, être pensant, si l'on reste dans l'orthodoxie qui est la non-pensée ? Terestchenko fait ainsi de l'oubli de soi, ou l'absence à soi, un danger, car il l'assimile à un abandon de son être. [...]
[...] On retrouve cette idée dans d'autres domaines que l'économie : la psychologie, et notamment la psychanalyse freudienne, conçoit l'être humain comme égoïste avant tout, son but étant d'éviter les peines et de chercher le bonheur ; encore une fois l'oubli de soi n'est pas concevable, car l'égoïsme relève de la nature de l'homme et ne peut s'effacer au profit d'un comportement tourné vers l'autre. Mais cette représentation de l'homme ne rend pas compte, a priori, de la possibilité d'abnégation dont l'existence semble être prouvée par l'observation. Ainsi, le simple fait d'offrir un cadeau ne représente-t-il pas un comportement altruiste, tourné vers l'autre et non vers soi ? [...]
[...] En fait, est-il réellement l'opposé sémantique de l'égoïsme ? Le fait, qu'une action altruiste comme montrée plus tôt puisse être porteuse d'une motivation égoïste indique qu'ils ne peuvent être opposés si radicalement. M.Terestchenko confirme que l'altruisme peut intégrer l'égoïsme, et distingue également plusieurs formes d'altruisme. En revanche, il se refuse à dire que toute action altruiste soit avant tout égoïste. C'est là un point important : une action altruiste peut satisfaire les intérêts personnels de celui qui agit, mais si ce n'est pas la motivation première de l'action, alors celle-ci n'est pas égoïste. [...]
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