Dans un souci d'élaboration scientifique de l'histoire, on s'est mis à exiger de l'historien qu'il se comporte lui-même comme un scientifique, c'est-à-dire qu'il demeure exact, impartial et objectif face aux faits qu'il décrit et dont il essaye de reconstituer l'enchaînement. En devenant science, l'histoire a voulu se faire objective ; et une science est « objective » quand elle n'interprète pas les faits, mais qu'elle se préoccupe uniquement de les expliquer. Ce qui fait que la physique est une science, c'est que le physicien n'interprète pas la nature : il essaye d'en dégager les lois, c'est-à-dire d'expliquer les phénomènes en les rapportant à leurs causes.
Mais précisément : cette exigence d'objectivité a-t-elle un sens en histoire, où il ne s'agit pas simplement de dégager des chaînes de causes et d'effets, mais bien plutôt de déterminer l'importance et le sens des événements historiques ? L'objectivité de l'histoire suppose-t-elle l'impartialité de l'historien ? La question est bien de savoir si l'historien est susceptible de faire abstraction des influences du présent afin qu'elles ne viennent pas déformer ou orienter de manière partiale son interprétation du passé. Mais d'un autre côté, la connaissance du passé ne sera jamais qu'interprétative puisqu'il ne s'agit pas simplement de faits constatables, mais de conduites humaines invitant à poser la question de leur sens et des intentions poursuivies. Alors, l'historien peut-il être impartial, et même doit-il l'être ?
[...] Le fait historique est construit: l'objet de l'histoire, le passé humain, n'a d'existence que dans la connaissance qu'en élabore l'historien. Qui décide que tel événement est important et digne d'étude, et que tel autre est accessoire et secondaire ? Qui relie cet événement à un autre, en établissant des liens qui pourtant n'apparaissent jamais comme tels? L'historien ne reconstitue pas simplement le passé : il le constitue, c'est-à-dire qu'il fait d'une succession confuse d'événements une trame cohérente orientée par un sens. [...]
[...] L'objectivité de l'histoire suppose-t-elle l'impartialité de l'historien ? Comme l'affirmait Nietzsche au début de sa deuxième Considération inactuelle, l'animal vit étroitement attaché [ . ] au piquet de l'instant : il ne connaît ni la morsure du remords, ni la crainte de l'avenir, parce qu'il demeure d'instant en instant dans un présent qui dure toujours. C'est pour cette raison qu'il n'y a pas, au sens propre, d'histoire des animaux, et que c'est l'homme et lui seul qui peut écrire une histoire naturelle : l'homme est le seul de tous les êtres vivants à mener une vie historique, c'est-à-dire à avoir conscience que le passé passe, justement, qu'il s'abîme dans le néant et qu'il faut en garder une trace que ce soit sur le mode du souvenir personnel, de la mémoire collective d'un peuple ou de ces récits que construisent ceux qui s'attachent à reconstituer l'histoire passée de l'humanité, les historiens. [...]
[...] Si l'homme fait de l'histoire, s'il mène une existence de part en part historique, c'est précisément parce qu'il a conscience du lien qui unit son passé et son avenir, lien qui s'établit à chaque fois depuis son présent. Parce que l'histoire est une discipline interprétative, elle est placée sous le signe du cercle herméneutique dont parlait Dilthey : quand je lis un texte, le sens général du livre guide et oriente dès le départ ma lecture de détail ; et cette lecture de détail corrige peu à peu l'orientation de départ. Lire un texte, c'est donc faire sans cesse un aller et retour entre présent et passé, chacun éclairant l'autre. [...]
[...] Or cela est à l'évidence impossible : on peut certes exiger de lui qu'il se détache le plus possible de son propre présent, qu'il fasse abstraction des intérêts, des passions et des enjeux de sa propre époque, qu'il ait dans son travail une exigence de neutralité. Mais comment juger de cette neutralité elle- même ? L'événement qu'il tente de comprendre n'existe plus : on ne peut donc pas comparer l'interprétation qu'il donne à l'événement lui-même; tout au plus peut-on la comparer à une autre interprétation. [...]
[...] On comprend alors la difficulté qu'il y a à faire de l'histoire une science objective : si le physicien peut être objectif, c'est parce que son objet (la nature) est régi par des lois. Il n'y a pas d'événements naturels, il n'y a que des faits qui sont la conséquence nécessaire de lois physiques ; c'est pourquoi les faits naturels se répètent, alors que l'histoire, comme le disait Marx, ne repasse pas les plats Parce que les faits naturels se répètent, le physicien peut dégager les lois de leur apparition : expliquer la chute d'un corps, c'est ramener cette chute particulière à la loi de la gravitation universelle. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture