Le terme de pensée employé avec un adjectif possessif désigne la pensée de quelqu'un, autrement dit sa réflexion, sa façon de penser et ses capacités intellectuelles et non la faculté de penser en général. De même, le terme de langue est caractérisé par une relative qui permet de cerner plus précisément son sens : il ne s'agit pas de la faculté de langage, mais de son produit, considéré par rapport à un groupe (" nous "), donc la langue est ici l'ensemble des conventions admises par une société. D'autre part, l'adjectif " prisonnière " indique un présupposé négatif qui fait apparaître la langue que nous parlons comme une limite à la liberté de notre pensée. Cependant on pourrait se demander s'il s'agit ici de la difficulté à exprimer notre pensée à travers les mots mis à notre disposition pour le faire. Il semble que non, dans la mesure où penser le langage comme une limite à l'expression de nos pensées, n'implique pas que celles-ci soient strictement prisonnières de la langue. C'est à dire que les pensées ne seraient pas prisonnières de la langue tant qu'elles ne seraient pas exprimées : notre pensée en elle-même serait donc libre et non prisonnière, seule notre pensée exprimée serait enfermée dans le cadre du langage. Ainsi, le problème n'est donc pas de déterminer si les mots sont insuffisants pour exprimer notre pensée ce qui impliquerait une pensée libre et indépendante du langage dont elle ne serait prisonnière que lorsqu'il s'agirait de l'exprimer, mais plutôt de savoir si le fait d'utiliser une langue parmi toutes les langues possibles peut empêcher ou orienter notre réflexion, influer sur notre vision du monde ou déterminer nos capacités intellectuelles. Notre pensée serait alors strictement prisonnière de notre langue en étant dépendante de nos mots jusque dans sa formation.
[...] Hobbes s'arrête sur le premier de ces deux risques dans Léviathan au chapitre IV. Sa thèse est que les mots ont une définition théorique à laquelle il faut sans cesse revenir pour ne pas fausser la réflexion. Il est donc nécessaire d'examiner les définitions des auteurs qui nous ont précédés, de les corriger et même parfois de les recomposer, pour arriver à une connaissance vraie. C'est là qu'intervient la comparaison arithmétique imaginée par Hobbes : ces fausses définitions s'apparentent à des erreurs de calculs qui se multiplient et conduisent à des énormités, les thèses fausses ou absurdes, dont on ne peut se libérer qu'en recommençant du début. [...]
[...] Levi Strauss polémique contre cette thèse et montre comment le découpage conceptuel est présent mais simplement différent de celui établi par notre langue. Tout d'abord, il fait remarquer que certes ces langues manquent de termes abstraits mais qu'elles possèdent de nombreux termes très spécifiques. Cette remarque le conduit ainsi à montrer comment ces termes, bien que plus précis, sont autant de concepts puisqu'ils restent des noms communs et non des noms propres réservés à un spécimen unique, mais aussi comment l'utilisation de concepts plus précis correspond à une spécialisation de la langue. [...]
[...] La réponse à la question de savoir si notre pensée est prisonnière de la langue que nous parlons dépend donc de la capacité de celui qui parle à se rendre compte que les mots à travers lesquels il a appris à reconnaître les choses ne sont pas la réalité mais n'en donnent qu'une vision dont il faut savoir rester indépendant pour que la langue demeure un outil. Cependant, la richesse du vocabulaire paraît déterminante pour pouvoir assurer son indépendance de réflexion puisque les mots sont les outils qui permettent à la réflexion d'avancer, aux capacités intellectuelles de se développer librement et à notre vision du monde de se diversifier. [...]
[...] A partir de là, on peut dire que notre pensée est en effet prisonnière de notre langue à cause de l'éducation qui se fait à travers cette vision du monde qu'est la langue et qui nous donne par là même des bases de réflexion orientées. Cependant, ce modèle n'est certes pas absolu et il contient en lui-même les moyens de l'éviter. Tout d'abord en reprenant ce que dit Hobbes, on voit bien que les sages sont capables de prendre de la distance face aux mots, de les remettre en cause, de les étudier en tant que mots et non les prendre pour des " choses De plus un autre élément apparaît comme fondamental, la richesse du vocabulaire et l'ambiguïté des mots, ambiguïté que dénonce Hobbes comme néfaste au langage, mais que Wittgenstein affirme être essentielle au langage. [...]
[...] Le désaccord entre Levi Strauss et Humboldt réside dans la place que chacun donne à l'homme dans son étude de la langue. Levi Strauss pense l'homme comme celui qui construit sa propre langue en fonction de sa vision du monde alors que Humboldt pense l'homme comme celui qui utilise une langue déjà construite par ses ancêtres : leur désaccord réside peut-être simplement dans le moment envisagé, l'un considérant le moment où l'homme créé ses concepts lors de la formation originelle de la langue, l'autre considérant les descendants, ceux qui utilisent des concepts déjà formés. [...]
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