« L'homme est né pour le bonheur et pour la liberté et partout il est esclave et malheureux !» affirmait Maximilien de Robespierre, le 10 mai 1793 à la Convention. Par cette tournure proche de celle de la première phrase du chapitre Un du Contrat social, Robespierre semble aussi reprendre le raisonnement de Rousseau : par nature l'homme a pour fin le bonheur et la liberté, cependant l'homme que l'on connaît, celui qui vit en société, voit ses fins naturelles non réalisées.
Kant ne nierait pas la première partie de cette affirmation, il reconnaît effectivement que le bonheur, c'est-à-dire l'« ensemble de toutes les fins de l'homme possibles par la nature ; satisfaction extensive (variété), intensive (degré), et protensive (durée) de toutes les inclinations (…), est la fin réelle, naturelle et légitime de l'homme, être raisonnable fini (c'est-à-dire sensible) » . Cependant, il ne s'accorde pas avec Robespierre sur les conclusions qu'il tire de son constat. Celui-ci continue, en effet, son discours en mentionnant le but de la société qui est « la conservation des droits (de l'homme) et la perfection de son être (alors que) partout la société le dégrade et l'opprime ». Il y a là contradiction entre Kant et Robespierre, le premier s'oppose en effet clairement à donner pour but à la société autre chose que l'union même des hommes, il ne nie pas que l'homme puisse, et doive, se perfectionner et même être heureux grâce à une certaine forme de constitution (la constitution républicaine) mais ceci doit rester une conséquence et non un but : les hommes peuvent donc s'unir en société et en retirer un certain avantage, mais ils ne doivent pas se réunir en société en vue d'un mieux-être sinon le lien qui les unit est vicié.
Kant et Robespierre partent bien du même constat sur le bonheur humain mais ne défendent absolument pas les mêmes politiques. En effet, Robespierre revendiquera toujours, dans ses discours, un droit au bonheur qui en fait s'élargit rapidement à un droit à l'existence, ce qui révèle une volonté d'ériger en devoir (au sens juridique du terme) une politique sociale d'aide aux plus démunis ; Kant par contre peut sembler plus ambigu à certains moments. Certes, il s'oppose clairement à l'édification du bonheur en droit et à la prétention d'en faire le but d'une association humaine, pourtant il a aussi pu mentionner l'idée que ce bonheur puisse être un devoir indirect , ou que le souverain puisse légiférer dans son but . Il me faudra donc essayer d'expliquer cet apparent paradoxe.
Ne pouvant envisager une comparaison de la philosophie kantienne avec tous les courants révolutionnaires, sur cette question du droit au bonheur, je me limiterai à un corpus des textes des différentes constitutions et déclarations des droits de l'homme et du citoyen, proposées et, ou, exécutées par les révolutionnaires, ainsi que sur le recueil de discours de Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté , présenté par Yannick Bosc, Florence Gauthier et Sophie Wahnich.
[...] En fait Kant s'oppose à l'inscription d'éléments de la sphère privée dans le domaine du droit civil car cela entraîne des conséquences qui n'étaient pas forcément envisagées à première vue. Dans le dernier exemple kantien que nous avons évoqué, une des conséquences de l'entrée du bonheur dans le domaine du droit vient du fait que le droit implique le devoir. Instaurer un droit au bonheur revient à établir selon des règles rigoureuses un devoir d'être heureux, ce qui nie toute liberté dans le choix. [...]
[...] Mais la distinction entre la philosophie kantienne et celle des révolutionnaires est que ce bonheur, qui sera une conséquence nécessaire de la constitution ne doit pas être le but de l'union des hommes en communauté. Une constitution républicaine doit être voulue pour elle-même, le moraliste politique qui subordonnerait les principes du droit au but mettrait la charrue avant les bœufs nous dit Kant dans le même texte, il faut avoir pour but le règne de la pure raison pratique et de sa justice si cette exigence est remplie on en recevra forcément des bienfaits, mais dès lors qu'on se pose les avantages comme un but on perd de vue la nécessité d'un droit universel, issu de la raison pure qui réglementerait la société de façon juste et permettrait aux hommes d'être heureux. [...]
[...] Le droit au bonheur une expression contradictoire Les termes de droit et de bonheur sont inconciliables pour Kant. Le concept de droit public recouvre l'ensemble conceptuel des conditions dans lesquelles l'arbitre de l'un et l'arbitre de l'autre peuvent être compatibles selon la loi universelle de la liberté Il s'agit, par le droit, de séparer ce qui est juste de l'injuste dans les rapports extérieurs entre les individus, de manière à ce que la liberté de l'un ne contraigne la liberté de l'autre que dans un lien de contrainte mutuelle. [...]
[...] Par là, les hommes réunis en société reconnaissent l'existence et la défense du bonheur. Dans ce texte américain, le risque d'un despotisme du bonheur qu'on a pu évoquer dans la première partie de ce travail, semble écarté car on parle en fait d'un droit à la recherche du bonheur c'est-à-dire un droit de choisir les moyens d'accéder au bonheur. Cependant, il me semble que reste sous jacinthe le problème d'un droit réciproque : si les hommes ont le droit de rechercher le bonheur doivent-ils le faire ? [...]
[...] Il semble donc y avoir un désaccord entre Kant et les révolutionnaires au sujet de la question du bonheur qui est en fait fondé sur une vision assez différente de l'instauration et des buts de la constitution républicaine, même si celle-ci énonce des principes assez proches dans les deux théories (liberté et sa réciproque, élaboration du droit public pour évaluer le juste, etc.). Alors que le bonheur n'est qu'un moyen pour garantir le maintien de la communauté chez Kant, la constitution d'un Etat est un moyen pour garantir les droits naturels de l'homme et par conséquent son bonheur. [...]
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