« J'affirme que la ferveur de ma passion pour Wagner ne diminua en rien, pour s'être réfractée dans le prisme de la psychologie et de la critique, dont le raffinement est, on le sait, à la hauteur de son séduisant projet. Au contraire, par là elle reçut précisément son aiguillon le plus subtil et le plus aigu. Ainsi devint-elle vraiment une passion (…) » . Ainsi réagit Thomas Mann, dans "Wagner et notre temps", à la lecture des critiques que Friedrich Nietzsche adresse à Richard Wagner : la critique est à la hauteur de l'artiste – ce que Nietzsche lui-même ne pourrait nier – et un wagnérien peut y puiser les éléments d'une plus grande intelligence de l'œuvre de Wagner. Peut-être n'est-il pas possible de comprendre Wagner sans Nietzsche.
Il y a bel et bien eu une rupture, un renversement radical d'appréciation de Wagner de la part de Nietzsche : c'est le même Wagner loué dans "La Naissance de la Tragédie" en 1872 et blâmé dans les deux opuscules de 1888 que sont "Le Cas Wagner" et "Nietzsche contre Wagner". Il s'agit ici de rendre compte d'une telle rupture, rupture personnelle mais aussi renversement philosophique.
En quoi le renversement d'attitude envers Wagner de la part de Nietzsche permet-il de rendre compte de l'évolution de la philosophie de la musique de celui-ci ?
[...] Le combat contre la décadence est pour Nietzsche un véritable combat personnel. Comme Wotan avec Siegfried, Nietzsche convertit une relation d'amour (il insiste en de nombreux endroits sur la force du lien qui a pu l'unir à Wagner) en une relation de haine. Ce qui est en jeu pour Nietzsche est bien l'indépendance de l'âme. Il y a une positivité de l'hostilité ; le fait d' être ennemi peut se révéler créateur, face au danger wagnérien Wagner considéré comme un danger est l'une des parties du Nietzsche contre Wagner). [...]
[...] Wagner, en effet, avait pour préoccupation majeure la réussite d'une œuvre d'art totale - ou Gesamtkunstwerke , comme il l'explique dans L'œuvre d'art de l'avenir, pour laquelle la musique n'est qu'un des moyens d'expression, la finalité étant le drame. Cela explique évidemment pourquoi Wagner voulait maîtriser tous les aspects de son œuvre : composition de la musique, bien sûr, mais aussi écriture des livrets, direction de la mise en scène, conception des décors. Bayreuth s'inscrit dans cette optique. L'œuvre totale devait être indivisible et conçue par un seul homme. Il s'agit bien là d'une conception éminemment philosophique de la musique : tout dans l'œuvre doit concourir à évoquer une métaphysique. [...]
[...] Wagner s'est-il converti au christianisme ? La vie de Richard Wagner ne présente pas de signe d'une conversion radicale, et si celui-ci disait vouloir faire une place au divin il n'était pas chrétien . Par ailleurs, il peut être légitime de s'interroger sur la forte critique que fait Nietzsche de Parsifal. Julien Gracq, dans Le château d'Argol veut récuser les réductions faites par les critiques de Nietzsche. L'œuvre de Wagner se clôt sur un testament poétique que Nietzsche a eu le grand tort de jeter trop légèrement en pâture aux chrétiens, prenant ainsi la grave responsabilité d'égarer les critiques vers un ordre de recherches si visiblement superficiel que la gêne violente que l'on éprouve à entendre encore aujourd'hui parler de l'acquiescement du maître au mystère chrétien de la rédemption alors que l'œuvre de Wagner a toujours si nettement tendu à élargir davantage les orbes de sa recherche souterraine ou, plus exactement, infernale, à elle seule finirait par nous donner à entendre que Parsifal signifie toute autre chose que l'ignominie de l'extrême-onction sur un cadavre d'ailleurs encore trop sensiblement récalcitrant. [...]
[...] Nietzsche dans la troisième dissertation de la Généalogie de la morale Quel est le sens des idéaux ascétiques ? (reprise, modifiée, dans la partie Wagner apôtre de la chasteté du Nietzsche contre Wagner) - en vient à feindre de s'étonner que Parsifal puisse être considéré sérieusement : que serait Parsifal pris au sérieux ? Il rappelle dans le même texte que Wagner a pu être lecteur de Feuerbach et critique donc l'évolution radicale de celui-ci, qui se serait converti aux valeurs judéo-chrétiennes (souvent associée à féminité, au culte de l'éternel féminin chez Nietzsche) pour construire ses opéras, par opposition aux influences grecques des origines. [...]
[...] La pensée de Nietzsche effectue ainsi des va-et-vient entre conceptions métaphysiques, conceptions musicologiques, philosophie de la musique, philosophie de la vie, et rapport personnel à des figures comme celle de Wagner. Il faut néanmoins admettre que Nietzsche a pu forcer l'œuvre de Wagner pour lui faire dire ce qui va dans le sens de sa thèse, tout comme Wagner a pu avoir l'impression que sa musique et les textes de Nietzsche peuvent tout à fait se superposer. Il y a une sorte d'interdépendance psychologique entre Nietzsche et Wagner, de telle sorte que l'on ne peut comprendre l'un sans comprendre l'autre. [...]
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