Pour l'essentiel alors on peut dire que le concept de liberté est le pivot d'une double critique : une critique anthropologique et une critique ontologique. Progressivement quelque chose pivote autour de ce concept, le concept de liberté est le lieu de ce pivotement, il passe lui-même d'un plan anthropologique à un plan ontologique, avant d'être finalement interprété sur un plan global . On passe de la liberté-action-responsabilité-choix à la liberté-subjectivité, la « subjectivité libre » (NMS [131]). On verra ce basculement à l'œuvre dans notre développement, mais une formule de « La Nature ou le monde du silence » montre bien cette imbrication des deux problématiques autour de ces 2 versants du concept : « Commencer par la liberté et le cogito (…) c'est s'enfermer dans l'enfer de l'être et du néant irréductibles et inséparables, dans un solipsisme, dans une philosophie moraliste et humaniste, dans l'enfer de la responsabilité absurde » (NMS [106] alpha).
Ainsi le concept de Nature lui-même, autour duquel s'organise le tournant ontologique de la fin des années 1950, est compris par rapport à la liberté et la subjectivité : « La Nature ne nous intéresse ni pour elle-même, ni comme principe universel d'explication, mais index de ce qui dans les choses résiste à l'opération de la subjectivité libre et comme accès concret au problème ontologique : comme résistance à la liberté ou à la subjectivité » (NMS [131]). Au même moment où le concept de liberté passe définitivement du plan anthropologique au plan ontologique, émerge une interprétation de la nature comprise comme non-liberté, autrement dit le concept de Nature devient le concept central à opposer à Sartre ; Merleau-Ponty voit dans le concept de liberté l'accès au cœur de l'ontologie sartrienne, et répond en plaçant le concept de Nature compris comme non-liberté, comme résistance à la liberté-subjectivité, au centre de l'ontologie nouvelle qu'il appelle de ses vœux.
Ces grandes lignes étant tracées, suivons maintenant les étapes de la construction du scénario sartrien et des motifs qu'il dessine dans la maturation de la pensée de Merleau-Ponty.
[...] Les aventures de la dialectique (1953-1954.) Ici, c'est autour de la question du marxisme que Merleau-Ponty rencontre Sartre. Pour Merleau-Ponty, Sartre ne peut être marxiste, car le sujet sartrien ne peut être un sujet d'action : la thèse de Sartre n'est pas une thèse d'action dit Merleau-Ponty p.263). Pour la première fois ici on voit se développer et se nouer des arguments qui vont constituer le fond d'une interprétation globale de Sartre, la première esquisse d'un scénario sartrien cohérent. La critique de l'action pure à l'œuvre dans la Phénoménologie de la perception est réinterprétée en étant liée au cogito : ce n'est plus l'action pure, c'est l'action pure contemplée à distance écrit Merleau-Ponty pp.216-217) ; ou encore : l'action pure est un mythe, et un mythe de la conscience spectaculaire p.270). [...]
[...] Pour autant il apparaît difficile de distinguer clairement d'un point de vue génétique entre une critique anthropologique et une critique ontologique, car au fond de toute critique anthropologique travaille déjà la critique ontologique, dans le schème général de laquelle à son tour la première peut être reprise. Voir notamment, NMS : Il faut établir le passif d'une philosophie de l'esprit, tenir compte de ce qu'on oublie à commencer par le cogito ou la liberté. (NMS Penser ici avec Merleau-Ponty- à Gabriel Marcel : Les mystères ne sont pas des vérités qui nous dépassent, mais des vérités qui nous comprennent (Etre et Avoir, note du 16 mars 1933). Voir ici Claudel (Art poétique) et Marcel (notamment Position et approches du mystère ontologique, p.57). [...]
[...] Finalement, la liberté absolue, dit Merleau-Ponty, équivaut à la liberté zéro, ce qui constitue la première occurrence d'un argument qu'on retrouvera jusqu'au plan ontologique : tout donner à une chose, l'essentialiser comme plénitude absolue, c'est aussi lui enlever ton contenu concret, c'est la néantiser. C'est déjà le schème de la critique de l'Etre et du Néant sartrien qui travaille ici. Pour autant on constate que la pensée de Merleau-Ponty se développe ici sous une forme essentiellement négative, la conception positive de la liberté qui se dégage de ces analyses n'étant donnée qu'en arrière plan, sans être encore développée pour elle-même. [...]
[...] La liberté est toujours {gestion} d'un héritage (NTi [317] 1958). A partir de là le problème de la liberté, résolu pour lui-même en tant que problème, va changer de statut pour devenir un fil conducteur et un révélateur au sein de la critique de l'ontologie sartrienne, et en retour de la maturation de l'ontologie de Merleau-Ponty. Pour introduire à ce tournant ontologique, nous noterons d'abord que le Problème de la passivité développe déjà l'idée d'un déjà-là, d'une chose qui nous précède, qui nous porte dans l'être. [...]
[...] Refuser l'idée d'un acquis au nom de la liberté, c'est alors selon Merleau-Ponty rendre la liberté impossible. En même temps on voit déjà se dégager l'essentiel de l'interprétation de Sartre par Merleau-Ponty et de l'argumentaire qui cadrera l'ensemble de son opposition à celui-ci : pas d'échange possible chez Sartre entre le dedans et le dehors, entre la conscience et le monde nous ne sommes rien d'assignable et le non-être qui nous constitue ne saurait s'insinuer dans le plein du monde PhP p.499). [...]
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