«Ce ne sont que des mots ... », entend-on souvent dire pour rappeler la faiblesse et la nature éphémère de la parole, qui ne serait que du vent. La vacuité et l'impuissance des mots? Faut-il vraiment opposer l'efficacité des actes à l'impuissance des paroles et dire avec le poète anglais du XVIe siècle, G. Herbert ; « Les mots sont femmes; les actions sont hommes II ? Ou faut-il au contraire interroger plus avant notre langue, elle-même toute faite de mots, et ses images?
On y trouvera des expressions éloquentes qui témoignent du pouvoir des mots - on parle de «mots durs », de « mots blessants »- ou encore de leurs possibles travestissements qui peuvent les rendre d'autant plus redoutables - on peut parler à « mots couverts », «à demi-mot », et pourtant n'en être pas moins efficace.
[...] On peut ainsi maintenant mettre des mots sur les horreurs du nazisme et essayer par les mots de combattre le retour de telles atrocités. S'il fallait répondre à l'interrogation qui termine la fable de La Fontaine «Mais que faut-il donc faire on ne saurait préconiser de taire» : ce serait sous-estimer le pouvoir des mots. Il serait aussi hasardeux de conseiller, face à la force aveugle, une parole frondeuse qui défierait l'ennemi: elle serait bien vite anéantie. Comme le fabuliste, il faudrait suivre la voie du juste milieu et parler de loin» pour donner aux mots toute leur efficacité. [...]
[...] De grands auteurs comme Hugo avaient compris qu'on peut mettre à mort un homme, mais non ses écrits et, pour lui, le mot [ . ] est un être vivant» (Les Contemplations) qui survit à son auteur. Musset juge du pouvoir de la parole par les effets qu'elle produit: On a bouleversé la terre avec des mots dit-il dans La Coupe et les lèvres. C'est que les mots font exister cela même que l'on voudrait cacher, parce qu'ils nomment, révèlent et manifestent. [...]
[...] Quelles conditions laissent aux mots le plus de chance de pouvoir résister à la force? Parler de loin stratégie d'écriture d'autant plus efficace qu'elle est déguisée] La Fontaine propose de parler de loin Qu'entend-il par là et quelles sont les diverses façons de parler de loin ? S'éloigner du pouvoir, de la tyrannie, de la dictature peut certes être une manifestation de peur et une marque de lâcheté; mais ce peut aussi être un moyen de garder la parole. Et sans doute vaut-il mieux parler de loin que se taire . [...]
[...] C'est de cette capacité à pouvoir se déguiser que les mots tirent leur pouvoir redoutable, car, parfois, ils endorment la vigilance et n'en sont que plus efficaces, comme le dit Céline dans son Voyage au bout de la nuit: Avec les mots, on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l'air de rien les mots, pas l'air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche . Des mots il y en a des cachés parmi les autres comme des cailloux. On ne les reconnaît pas spécialement et puis les voilà qui vous font trembler pourtant toute la vie . C'est la panique alors . ; une avalanche . Enfin, l'écrivain peut aussi choisir de parler de loin» dans le temps, «après la tempête» et s'adonner à une réflexion hors de l'urgence. [...]
[...] Sur la place Tiannanmen, des étudiants sont morts pour avoir exprimé leur désaccord avec le régime chinois. Aujourd'hui encore, journalistes et écrivains sont, dans les pays de dictature, torturés, emprisonnés, assassinés pour leurs convictions et pour avoir osé les écrire. Le combat peut prendre des allures paradoxales: la force réduit parfois les mots qui s'opposent à elle par les mots mêmes. Elle sait se servir des mots pour sa propagande, pour édicter les lois iniques antisémites du IIIe Reich ou de Vichy, pour organiser des procès truqués largement retransmis. [...]
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