Jamais les hommes n'ont vécu aussi bien qu'aujourd'hui. Jamais ils n'ont disposé d'une si grande aisance matérielle, d'aussi considérables capacités de circulation et de communication, à des prix accessibles à beaucoup. Jamais, grâce à la multiplication des réseaux et des institutions, la solidarité planétaire n'a été aussi bien organisée. Mais tout de suite, face à Jean-qui-rit, surgit Jean-qui-pleure: " Vous ne pouvez pas asséner de pareilles affirmations. Le sixième le plus riche de l'humanité monopolise 80 % du revenu mondial. Environ un milliard d'hommes sur six stagne dans le plus extrême dénuement. La terre est surexploitée, les forêts sont systématiquement détruites, l'industrialisation perturbe irrémédiablement les équilibres climatiques. " Telle est bien l'ambivalence du progrès.
C'est avec l'avènement de la modernité en Europe, à partir de la Renaissance que s'installe l'idée de progrès. Les innovations de toutes sortes se font plus fréquentes, plus visibles et donnent aux sociétés un sentiment d'amélioration matérielle régulière. Les uns s'émerveillent, d'autres se montrent sceptiques. Voltaire s'enthousiasme pour le développement de la consommation et du luxe; Rousseau, lui, voit dans ces changements une dangereuse illusion, le progrès excitant les appétits et les ambitions. L'Occident est hanté par le mythe de Prométhée, ce héros qui a volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes, et qui, pour cet acte, est puni pour l'éternité.
Le progrès, en faisant croire à l'homme qu'il peut être l'égal de Dieu, n'appelle-t-il pas un châtiment exemplaire pour l'humanité ? Depuis qu'existe une conscience du progrès, se forme simultanément une peur de ce progrès. Pourquoi cette perception du progrès comme un danger ? (I) Est-il possible d'aller au-delà de cette angoisse et d'assumer avec raison le progrès dans ses apports et dans ses limites ? (II)
[...] Nombre de fondamentalistes, notamment islamistes, revendiquent le droit de faire le tri, de ne retenir que les " bons " progrès qui respectent leurs croyances. Mais l'automobile, aujourd'hui outil quotidien, demeure-t-elle un " bon " progrès si elle éveille, chez les femmes, le désir de conduire à égalité avec les hommes ? Est-il réaliste d'accepter les médicaments de l'Occident et de refuser l'une des innovations majeures de la médecine, la maîtrise, par la pilule contraceptive, de la fécondité de la femme ? Que faire ? - Reconnaître la nécessité et l'utilité du progrès. [...]
[...] Avec la mondialisation, la planétarisation de la modernité, les contradictions multiséculaires du progrès sont éclatantes. Des pans entiers de sociétés (Chine, Inde ) sont tirés hors de leur misère. En quelques décennies, des pays pauvres (par exemple, Asie maritime) accèdent à la prospérité. Les coins les plus perdus de la Terre sont connectés au monde. En même temps, le progrès, pénétrant partout, dissout, tel un acide, les traditions, déracine les hommes, paraît promettre une vie meilleure, n'offrant le plus souvent qu'un esclavage amélioré. [...]
[...] Ce rêve d'éternité est-il dû aux avancées de la médecine ou aux illusions qu'elles suscitent ? Comme l'écrit Pascal, " Qui fait l'ange, fait la bête. " L'érection du progrès en religion produit une naïveté agressive. L'Europe de 1914, premier continent de la révolution industrielle, se prend pour le phare de l'humanité ; or son avance technique, industrielle, mobilisée par les belligérants des deux guerres mondiales, finit par la détruire. Les rêves totalitaires, eux aussi persuadés d'être le progrès, font de l'homme une machine, rouage d'un projet où le paradis (nazi, soviétique, maoïste) ressemble étrangement à l'enfer. [...]
[...] Si les hommes se rencontrent beaucoup plus, se comprennent-ils mieux ? Le tourisme, formidable occasion de connaissance des autres, attire ces " autres " dans des logiques commerciales, qui soumettent toutes les cultures aux impératifs marchands ; ce qui était sacré se trouve désacralisé, se fait objet commercial. Où y a-t-il progrès ? Aujourd'hui, l'amplification et l'intensification de la mondialisation soulignent cette extrême difficulté de mesurer le progrès. Les innombrables interdépendances, qui contractent l'espace et le temps, n'abolissent ni les guerres ni les haines. [...]
[...] Quel sens cette existence elle ? La science et la technique peuvent faire vivre les hommes plus de cent ans, supprimer les maladies, mais la mort, aussi longtemps qu'elle soit reportée, est toujours à l'arrivée. Le doute, l'ennui, l'angoisse sont constitutifs de la condition humaine. Si, demain, la science conçoit des euphorisants aux effets permanents, toutes ces inquiétudes seront peut-être effacées, mais l'énigme du sens de la vie n'en disparaîtra pas pour autant. II) La maîtrise aléatoire du progrès Les deux tentations de l'homme L'homme face au progrès est tiraillé entre deux tentations extrêmes. [...]
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