Lorsqu'on affirme « j'ai raison », il semble ne plus avoir de dialogue. Il n'y a, en effet, de discussion possible que si j'ai l'esprit ouvert et si j'admets que mon interlocuteur puisse avoir raison. Est-ce à dire qu'il faille renoncer à affirmer quoi que ce soit? Le dialogue est-il possible là où l'on nie l'existence d'une raison universelle, ou du moins là où l'on se refuse à affirmer quoi que ce soit à son sujet? La discussion semble donc avoir deux exigences contradictoires : elle suppose que l'on se réfère à une raison commune qui éclaire chacun de nos esprits et nous autorise à dire « j'ai raison ». La raison qui nous éclaire doit cependant nous laisser dans une certaine obscurité, sans quoi il n'y aurait aucun bénéfice à attendre de la confrontation avec autrui. Comment pouvons-nous, à la fois être dans la lumière et dans l'obscurité, affirmer et douter de nos affirmations?
[...] C'est pourquoi il n'y a pas lieu de se demander si l'interlocuteur doit se taire, car c'est lui qui nous précède dans la parole. C'est à lui que nous devons nos propres paroles. Celui qui veut faire taire autrui méconnaît qu'il n'est ce qu'il est que par autrui. On peut faire avorter une discussion de plusieurs manières. Soit parce que l'on affirme avoir raison sans écouter autrui. Soit parce que l'on refuse de prendre position, ou du moins de donner à cette position une valeur universelle. Dès lors, la possibilité de la discussion nous est apparue problématique. [...]
[...] Victoire si partielle que je ne peux même pas prétendre avoir raison, car je n'ai pu vaincre qu'en écartant la raison. Pour prétendre avoir raison, il faut par la raison s'adresser à la raison d'autrui. En me référant à la raison, en demandant à l'autre un consentement rationnel, je lui reconnais les mêmes prérogatives que je m'accorde à moi- même : il est un être doué de raison; il est autant capable que moi de discerner le vrai d'avec le faux; il avec autant de légitimité que moi, le droit de dire j'ai raison Dès lors, mon affirmation j'ai raison appelle un développement : dire que la raison parle pour moi, c'est m'engager à l'établir, à démontrer qu'il en est bien ainsi, à justifier rationnellement mon point de vue. [...]
[...] Refuser de juger des idées, de les hiérarchiser selon qu'elles s'accordent ou non à la raison, reviendrait tout simplement à se taire. On ne pourrait plus rien dire précisément parce qu'on pourrait tout dire, parce que tout serait équivalent. Ainsi, à la manière fanatique de rendre impossible le débat, s'ajoute une manière sceptique : l'une refuse d'écouter, l'autre refuse de parler! Le dialogue n'est donc possible que si l'on affirme, tout en mettant en doute sa propre affirmation. II faut penser que ce que l'on dit s'accorde à la raison, tout en envisageant la possibilité contraire. [...]
[...] La confrontation ne serait d'aucune utilité. Pour que cette dernière nous soit profitable, l'autre doit non seulement être identique à nous en tant qu'être doué de raison mais il doit aussi nous apporter un point de vue nouveau sur la question débattue. La possibilité de la discussion ne sera donc maintenue qu'en comprenant la possibilité pour une unique vérité d'être aperçue sous de multiples faces. Un peu à la manière dont un même objet présente des profils différents aux différents observateurs. [...]
[...] Qu'est-il encore besoin de soumettre ma pensée au jugement d'autrui, si je peux prévoir par moi-même quel sera ce jugement? Nous avons montré que la certitude absolue n'est pas possible, et qu'à ce titre toute pensée appelle la discussion. Cependant, si nous pouvons discuter nous-mêmes notre pensée, si nous pouvons jouer à la fois notre propre rôle et celui de l'interlocuteur, celui-ci n'a plus besoin d'exister. Or, lorsqu'un interlocuteur nous fait une objection, parce que cette objection est rationnellement justifiée, il nous semble après coup que nous pouvions la prévoir. [...]
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