Dans sa théorie de la connaissance des objets sensibles, Kant distingue le noûmen, c'est-à-dire l'essence de l'objet, la chose en soi, du phénomène qui désigne ce qui nous apparaît de la chose. La maxime « Je n'ai donc aucune connaissance de moi tel que je suis mais je me connais seulement tel que je m'apparais à moi-même. » tirée de La Critique de la Raison Pure semble appliquer cette distinction épistémologique à l'objet même du moi. Tout individu n'a a priori accès qu'à un moi « apparent » qui masque un « moi-essence » impénétrable.
Augustin, dans son récit apologétique des Confessions, Musset dans Lorenzaccio, drame romantique qui narre les troubles d'un héros moderne pris du « mal du siècle » et Leiris, dans son autobiographie L'âge d'homme aux accents surréalistes, présentent des personnages en quête d'eux-mêmes et qui eux aussi sont confrontés à cette barrière formée par un moi sans relief fait d'apparences. Comment les individus mis en scène par ces trois auteurs sont-ils confrontés à cette duplicité du moi dans leurs quêtes respectives ? (...)
[...] Cependant, cette confusion est plus productive que nuisible : en effet, grâce à elle, les personnages prennent conscience de l'existence d'un moi plus profond, le moi-phénomène étant trop muet Ils se lancent alors à la recherche de ce moi qui se dérobe à eux. Ils n'arrivent guère à le connaître et pour cette raison ils sont de parfaits exemples de la maxime Kantienne. Néanmoins, Augustin, Leiris et Musset parviennent à envisager ce moi, à prendre la mesure de ce qu'il recouvre. A une connaissance de soi se substitue une représentation subjective de soi, paradoxalement plus profitable à l'individu car elle soulève de nombreuses questions utiles au développement du sujet. [...]
[...] Les personnages vont effectivement prendre conscience de l'existence d'un moi plus profond et plus vrai. Lorenzo réalise que sa personnalité n'est pas seulement un masque permanent. Dans la scène IV de l'acte III, Lorenzo déclare : il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est Il sait alors très bien qu'il n'est pas seulement un tricheur sournois et qu'une nature plus profonde veut éclore en lui. Leiris est aussi bercé par une image d'une réalité qui serait plus vraie. [...]
[...] Pour Augustin, la recherche de la vérité sur soi est confondue avec la recherche de la Vérité c'est-à-dire de Dieu. Le mouvement ascensionnel dans lequel Augustin s'engage l'emmène paradoxalement au plus profond de lui-même, il réunit son moi intime et Dieu en affirmant la présence du Créateur et Ordonnateur du monde à chaque créature. La recherche de soi est aussi un moteur pour Leiris. C'est le but ultime qui devrait achever le processus de l'écriture de soi : Leiris souhaite faire un livre qui soit un acte Cependant, ce processus ne prend qu'avec la mort de Leiris qui n'arrive pas au terme de cette quête qui dépasse la mesure de l'individu. [...]
[...] Augustin est davantage en relation avec l'Autre que l'autre, c'est-à-dire Dieu. Ayant reconnu que son moi était adonné à Dieu, le moi d'Augustin devient inconcevable sans cette relation transcendante et se trouve lui aussi aliéné dans la relation à l'autre. Les personnages n'ont accès qu'à un moi de surface qui est source d'erreurs, de confusion et constitue un voile opaque sur le moi-noûmen inaccessible. Ce jeu d'apparences égare les personnages, les dépossède de leur identité et les met même en danger. [...]
[...] Lorenzo est l'exemple typique de la modification du moi au contact d'autrui. Ainsi, par un jeu de masques subtil, Lorenzo apparaît comme un débauché, un poltron et un couard aux yeux de Florence et du Duc alors que sa mère garde de lui l'image d'un enfant sage et vertueux. Il est aussi un tout autre homme lorsqu'il se confesse à Philippe Strozzi en toute honnêteté. La personnalité de Leiris se modifie également au contact d'autrui. Dans la préface de L'Age d'homme, Leiris érige la vérité comme la règle fondamentale qui préside à la rédaction de son autobiographie. [...]
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